La paroi de la Frau
Je fis la connaissance de Romuald Poussin un matin de
juillet. Son véhicule traversa le village en fumant et pétaradant.
Cette entrée en fanfare focalisa évidemment sur lui tous
les regards, dont le mien. Après un demi tour laborieux au fond
de l'impasse des gentianes, il abandonna son auto sur la place principale
et on le vit s'en extirper avec une lenteur qui laissait penser que le
poids du monde pesait sur ses épaules. Dépenaillé,
traînant la patte et le regard en berne, on ne peut dire qu'il nous
fit la meilleure impression. Mais son apparence était trompeuse
: un observateur averti aurait certainement deviné sous celle-ci
un corps tout en puissance, disposé à relever des défis
majeurs.
Poussin passa une nuit au camping municipal. Le lendemain, aux premières
heures du jour, il s'adressa à la réception, demandant à
me voir. Le jeune Martial s'offrit de le conduire. Je les vis arriver
de loin, tous les deux, côte à côte. Martial, droit
et imperturbable, et lui, sa démarche dégingandée,
un peu lourde, ses épaules voûtées. J'ignorais alors
que, quelques heures plus tard, tout cela se métamorphoserait,
pour tendre vers un seul but : la volonté de vaincre.
Il devait approcher la quarantaine. Ses cheveux en bataille et son regard
clair n'avaient rien d'harmonieux. Une fois la discussion engagée,
je reçus néanmoins la confirmation qu'il appartenait à
cette espèce rare prête à se brûler les ailes
pour satisfaire une soif de victoire. Et ce ne fut pas seulement le sens
donné à ses paroles qui me révélèrent
une personnalité trouble, mais aussi son attitude. A mesure qu'il
s'exprimait, sa voix devenait moins atonale et, surtout, je surpris son
regard qui fréquemment se tournait en direction de la paroi de
la Frau : l'œil scintillait d'une façon étonnante.
Déroulant la verticalité de sa face encore prise par endroits
dans les dernières brumes matinales, la paroi nous considérait.
Elle constituait un monument dont on ne se lassait pas d'étudier
les perspectives grandioses. Elle était l'âme inébranlable
de ce pays. Et la terrasse de mon chalet regardait exactement dans sa
direction. Comment aurais-je pu ne pas ressentir la nécessité
d'aller me mesurer à elle ?
Poussin ne s'embarrassa pas de préliminaires pour me révéler
la raison de sa visite. Ses journées et ses nuits, m'avoua-t-il,
étaient hantées par l'image de cette paroi. Et maintenant
il s'était rendu à ses pieds. Moi-même qui avais tenté
de la gravir, quelles impressions en avais-je retiré ? Ce que je
pouvais en dire était pour lui déterminant.
- Je ne suis pas allé aussi haut que je l'aurais souhaité,
commençai-je par objecter.
- Moi, je veux le sommet, fit-il péremptoire. Comme Saint-Paul.
Et dans les mêmes temps.
- Vous ne semblez pas réaliser le degré de difficulté
de cette voie. Saint-Paul est un type exceptionnel, doté d'un mental
inimaginable.
Il ne me laissait pas d'autre choix que de le dissuader d'entreprendre
cette ascension. Je lui rappelai les échecs essuyés par
la plupart des candidats face à ce qu'il était convenu de
nommer désormais la voie Saint-Paul. Les plus déterminés
avaient bataillé neuf jours. Cet épisode avait marqué
l'histoire de la vallée par son issue fatale : une mauvaise manœuvre
de corde avait causé la mort d'un des protagonistes à la
descente.
- Ce n'était pourtant pas des amateurs, dis-je, mais l'épuisement
les a poussés à commettre des erreurs qu'ils n'auraient
jamais effectuées en d'autres circonstances.
Poussin ne devait pas ignorer ce tragique accident. Bien qu'il parût
évident que la fascination réduisait ses facultés
d'en intégrer l'enseignement.
- Je suppose que l’équipement a dû rester en place,
fit-il, la voix tendue par l'excitation.
- Celui de Saint-Paul, certainement pas : il mettait un point d'honneur
à grimper proprement, à laisser le rocher intact. Mais les
autres ne se sont pas gênés, oui.
- Je voudrais être certain qu'il a été le seul à
avoir réussi. Qu'est-ce qu'on en sait d'ailleurs ?
- Vu le temps que demande l'ascension, vous pensez qu'on a tout le loisir
d'observer la progression sur les voies. Tenez, ici, de ma terrasse, je
suis aux premières loges. Il est difficile de tricher, sauf par
temps de brouillard… Mais le brouillard ne dure pas plus de deux
ou trois jours.
- Et vous-même ? Qu'est-ce qui vous a arrêté ? Le mauvais
temps ?
- Non. Le temps était avec nous. Pas le Grand Toit. C'est sous
le Grand Toit que nous avons dû renoncer.
- C'est-à-dire à peu près aux deux tiers du parcours,
précisa-t-il pour montrer qu'il avait bûché l'itinéraire.
Envers Poussin, je ne me sentais pas particulièrement disposé
aux confidences. Le côté opportuniste du personnage me déplaisait.
Mais la vanité commande d'évoquer ses exploits lorsque l'occasion
en est donnée. Je confiai donc ce qu'avaient été
ces journées. En un sens, la chance nous avait souri.
Le mauvais temps ne nous avait immobilisés que deux jours et deux
nuits. Malgré nos tentatives répétées, le
Toit s'était révélé infranchissable. Nous
avions plombé tour à tour une demi-douzaine de fois à
cet endroit.
- Je ne crois pas que vous ayez la moindre idée de ce qui vous
attend là-haut, ajoutai-je.
Au-dessus de la forêt de conifères, les neuf cents mètres
de granit prenaient leur élan. La voie Saint-Paul se dessinait
approximativement au milieu. Cette muraille démesurée qui
blondissait sous le soleil matinal, je suppose que Poussin devait, tout
comme moi, recevoir avec netteté la pureté de ses lignes.
Tout était précis dans ma tête :
la longue dalle de départ, le Dièdre Gris où nous
avions dû batailler ferme pour faire tenir nos rivets (une portion
dangereusement exposée qui avait nettement refroidi nos ardeurs).
Puis, la seule vire un peu conséquente avant un dédale de
difficultés majeures. Jusqu'au Grand Toit que nous avions été
les seuls à atteindre depuis l'exploit de Saint-Paul. Je me souviens
précisément de ce 18 juillet où Nicolet et moi, considérablement
amaigris, avions dû prendre une des plus douloureuses décisions
de notre vie de grimpeurs. Nicolet, son doigt cassé, rafistolé
tant bien que mal, désignant le vide et l'azur comme pour prendre
les dieux à témoin de notre infortune. C'était rageant.
Saint-Paul était passé seul ici. Nous en avions été
témoins, lui et moi, les yeux vissés à nos jumelles,
répertoriant chacun de ses gestes, avec l'espoir que nous pourrions
les répéter. Et ce jour-là, il nous fallait tirer
la révérence !
Je serrais les poings, moi aussi. Mais j'avais pourtant
accepté que notre tentative fût vouée à l'échec.
L'épuisement, un doigt cassé, les nuages qui s'amoncelaient
à nouveau sur l'horizon nous invitaient à renoncer.
Quand il avait passé la corde dans l'anneau, Nicolet avait eu un
soubresaut avant d'éclater en sanglots…
Abandonnant mes souvenirs, je me tournai vers Poussin.
- Bien entendu, vous gagnerez du temps, puisque vous trouverez toujours
des bolts encore en place. Mais tout cela est très aléatoire.
- En fait, Saint-Paul a éveillé beaucoup de vocations, dit-il
sèchement. Beaucoup trop. Parce que c'est une tête brûlée,
qui joue avec la mort tant qu'il peut. On pourrait être tenté
de dire qu'il est un mauvais exemple pour ceux qui ne se sont pas préparés
au pire.
Je regardai ses mains. Ça n'était pas des mains de comptable
ou d'horloger ; les phalanges étaient épaisses, les ongles
usés.
- Et à vous-même ? Quelle impression est-ce qu'il vous fait
? enchaîna-t-il.
- Il m'est bien difficile d'en parler. Un type bien. Qui ne fait pas de
tapage. Mais qui avance sûrement. Cette façon qu'il a d'évoluer
hors du monde et de la notoriété a certainement contribué
à construire un mythe autour de lui.
- Il se cache, n'est-ce pas ?
- Disons qu'il apprécie peu l'espèce humaine.
- C'est ce que je pensais.
Nous interrompîmes là notre discussion.
Le lendemain, il quitta le camping tôt dans la matinée, sans
régler son emplacement. Il m'arrive rarement de me laisser gagner
par tout sentiment qui ressemblerait de près ou de loin à
de la compassion : le monde de la montagne ne doit pas s'embarrasser de
ces détails. Il y a l'amitié, la volonté et le destin.
J'ai mis des années à le réaliser. Poussin méritait
néanmoins de la considération en ce qu'une part de lui persistait
à le tirer vers le haut. Mais il n'était certainement pas
au bout de ses peines… Attendre et voir, me dis-je.
Je pris le chemin menant à la Frau. Trois-quarts d'heure de marche
me conduisirent au pied de la toujours impressionnante paroi. Comme je
m'y attendais, je trouvai Poussin en pleins préparatifs. Il était
accompagné d'une fille nettement plus jeune que lui et dont le
visage un peu long se dissimulait sous des lunettes noires et un turban.
Un médaillon en argent présentant une croix aux branches
égales était logé entre ses seins. Une tunique ample
et bigarrée l'habillait, dissimulant ses formes. Elle dégageait
une odeur de jasmin. Je considérai le matériel étalé
devant Poussin.
- Jusqu'où comptez-vous monter avec ça
?
C'était de la récupération et du système D.
Il m'objecta que, n'ayant pas les moyens, il s'était résolu
à utiliser cet attirail. Il entreprit ensuite de m'expliquer l'usage
de chacune des pièces qu'il avait disposées au sol selon
un ordre en apparence très précis.
Il avait fondu des carrés de plomb de plusieurs tailles dans lesquels
étaient enserrés des câbles de freins de vélo
qui feraient office de coinceurs. Les pitons étaient aussi bien
confectionnés avec des manches de poêles en fonte que des
portions de tisonniers. Cela devait peser horriblement lourd. Pour les
remontées sur corde fixe, Poussin me confia utiliser de simples
ficelles qu'il nouait selon la méthode chère à Prüssik.
Comme je m'inquiétais du poids qu'il aurait à tirer, il
ajouta :
- J'ai environ 70 kg de vivres, y compris mon portaledge… fait maison,
vous vous en doutez.
Pour finir, il brandit un antique tamponnoir :
- Soyez rassuré, je ne l'utiliserai qu'en dernière extrémité.
Je ne pouvais m'interdire de penser que ce type courait droit à
la mort, sinon à l'échec cuisant. Mais je savais aussi qu'il
était bien trop engagé pour renoncer. Je désignai
la jeune femme.
- Vous n'allez tout de même pas l'entraîner là-dedans
!
- J'irai seul, je vous l'ai dit. Comme Saint-Paul. Et dans les mêmes
conditions que lui. Sinon, ça ne m'intéresse pas.
Il scruta à nouveau la voie. Elle partait sur
une inclinaison qui se redressait jusqu'à la première portion
de dalle, impressionnante, vue d'ici, par l'absence de prises qu'elle
montrait.
Poussin enfila un casque en plastique blanc et noua deux protège
genoux de fortune. Son sac de hissage n'était pas en meilleur état
que le reste. Il avait été rafistolé ici et là
par des pièces de toile kaki. La fille acheva de l'aider dans ses
préparatifs. Elle œuvrait avec une circonspection que je jugeai
peu naturelle. Quelque chose d'abyssal semblait séparer ces deux
êtres. Mais quelle en était la nature ?
Avant de s'engager dans la voie, Poussin esquissa un
simple signe de salut dans notre direction. C'est donc qu'il n'était
pas intime avec elle. A ce moment, la dévotion factice dont elle
avait témoigné envers lui, et cette séparation hâtive,
aussi peu chaleureuse que possible, auraient dû me paraître
suspectes. C'est seulement aujourd'hui que ces détails me reviennent,
tandis que j'écris ces lignes. Je me surpris même à
songer à une victoire possible de Poussin. Après tout, je
ne savais rien de lui.
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