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Entretien
MK : Pouvez-vous expliquer le contexte des récentes élections communales à Emirdag ?
Metin Edeer : Oui, il y avait 4 candidats-bourgmestres mais le débat était polarisé entre 2 camps idéologiques : la coalition de gauche (CHP, SHP, DSP et TIP*) avec à sa tête le bourgmestre sortant, Ismet Güler, et la coalition de droite (AKP, MHP, DYP, ANAP*) menée par Lütfi Ihsan Dag, un ingénieur de formation. C’est cette dernière équipe qui a remporté 10 des 15 sièges au Conseil communal obtenant ainsi la majorité absolue. Moi-même j’étais 7e candidat sur la liste AKP où je figurais en tant que candidat MHP via le contingent de coalition. Il faut savoir qu’il n’existe pas de vote de préférence en Turquie. Comme notre liste a eu 10 sièges, j’ai donc été élu puis on m’a proposé un poste d’échevin des Affaires étrangères. Sur le plan politique local, on a donc privilégié un cartel de droite pour battre le bourgmestre même si le MHP et l’AKP ont des positions politiques fort divergentes en Turquie. Bon, ce sont des divergences classiques vous savez, un peu comme ici finalement où on constate que le PS et le SP.A ne sont pas sur la même longueur d’onde ou encore le VLD et le MR.
MK : Pourquoi avoir choisi le MHP pour votre entrée en politique, c’est quand même un parti d’extrême-droite, non ?
Metin Edeer : Non, ce sont des nationalistes mais pas des gens d’extrême-droite. Ecoutez, on a même participé à un gouvernement avec le DSP (centre-gauche) de Bülent Ecevit. Vous croyez vraiment que ça aurait été possible s’il s’agissait d’extrême-droite ? Personnellement, c’est ma première expérience politique car je n’étais membre d’aucun parti auparavant mais ma vision du monde colle assez bien avec celle du MHP. Je n’ai jamais été actif dans un parti politique par le passé mais ma famille a toujours été sympathisante de ce parti de droite où on avait écouté quelques meetings mais sans plus.
MK : C’est bizarre car vous avez pourtant soutenu le candidat socialiste Ramazan Koyuncu pour les régionales de 1999 à Bruxelles, puis c’était Sevket Temiz (MR) aux législatives 2003, maintenant je vois une affiche pour Emin Özkara (PS)...
Metin Edeer : C’est vrai qu’on a fait la campagne de Ramazan Koyuncu et on a vraiment raté de peu le siège. Déçus, on s’est tournés vers le MR et Sevket Temiz qui est d’ailleurs également actif au sein d’EYAD. Mais ça n’a pas marché non plus. Aujourd’hui, on laisse la liberté de choix à nos 480 membres car on a décidé de ne soutenir aucun candidat en particulier. On veut garder la même distance par rapport à tous les candidats...
MK : Alors il faudra aussi permettre aux autres candidats (Emir Kir, Halis Kökten, Sait Köse,...) d’afficher et vous risquez d’être inondé...
Metin Edeer : Ne vous inquiétez pas pour cela, on a assez de places en vitrine et s’il le faut on ira jusque l’autre vitrine... Je répète qu’on gardera la même distance par rapport à tous les candidats.
MK : Revenons à Emirdag et aux récentes élections communales. Pouvez-vous nous décrire la situation ?
Metin Edeer : Emirdag a une population de 22.000 habitants, un chiffre qui triple pour atteindre 65.000 habitants pendant les vacances avec l’arrivée massive des Européens, c’est-à-dire des Emirdagois qui habitent en Europe. En effet, plus de 115.000 personnes originaires de ce patelin résident en dehors de la Turquie. La situation est caractérisée par une chute vertigineuse de la population, une forte émigration car il n’existe pas d’opportunités d’emplois sur place. Le système universitaire est très complexe en Turquie, si le jeune rate l’examen d’entrée, il n’a aucun espoir de carrière. Il ne peut qu’espérer pouvoir se trouver une fille pendant les vacances afin de venir à son tour en Belgique. Notre première mission va donc être de favoriser au maximum l’investissement local pour créer de l’emploi et aussi stopper cette fuite. L’idée est de faire revivre économiquement Emirdag. Lors de la dernière législature, tout le monde admet que le bourgmestre sortant n’a pas fait son travail et le résultat électoral nous a donné raison...
MK : Vous parliez de «changements radicaux» dans une interview publiée par un journal turc, vous pensez à quoi exactement ?
Metin Edeer : Au développement des infrastructures socio-culturelles et sportives à Emirdag. Alors que nos adversaires sont des sociaux-démocrates, ils n’ont rien fait dans ce domaine. Pour vous donner un simple exemple, il n’existe pas de piscine communale pour les enfants d’Emirdag, pas suffisamment d’espaces verts, pas d’offre pour des restaurants familiaux. On va aussi mettre en place un bureau spécifique avec deux filles secrétaires au centre d’Emirdag pour les résidents en Europe et aussi une antenne en Belgique à la Chaussée de Haecht. Le but est de permettre aux administrés de s’informer et de pouvoir effectuer les démarches administratives (payer sa facture d’eau, demander un document communal officiel,...) soit par téléphone, soit par internet ou webcam. Avec les nouvelles technologies, on peut faire des conférences webcams en direct entre Bruxelles et Emirdag.
MK : Vous voulez diriger Emirdag avec une webcam depuis votre pizzeria à Bruxelles, mon grand-père ne va rien y comprendre !
Metin Edeer : (rires) Oui, oui, si vous voulez on peut aussi passer une annonce dans les haut-parleurs de la localité à partir de mon GSM. Non, mais plus sérieusement on veut développer la gouvernance par internet en informant un maximum les gens. Aujourd’hui, beaucoup de tâches administratives peuvent se faire facilement avec un ordinateur. Votre grand-père peut par contre venir au bureau au rez-de-chaussée prendre un thé pendant que les hôtesses remplissent les documents nécessaires pour lui.
MK : J’ai lu le programme de votre liste. Vous parlez d’ « un des problèmes les plus importants d’Emirdag » : installer des toilettes pour femmes et hommes dans le centre-ville et perfectionner le système des haut-parleurs...
Metin Edeer : Mais oui, c’est bête mais les socio-démocrates n’ont pas réussi à installer des toilettes propres à Emirdag. Elles existent mais vraiment dans un état pitoyable, on va donc devoir investir pour rénover le tout. Quant à la référence aux haut-parleurs répartis sur toute la commune, c’était un clin d’oeil à la campagne électorale. En effet, il existe des temps de parole pour chaque parti lors des élections et comme les services communaux étaient entre les mains de l’équipe sortante, les machines tombaient curieusement en panne lors de nos passages dans certains quartiers.
MK : Comment se déroule une campagne électorale à Emirdag ?
Metin Edeer : La campagne a duré environ 2 mois mais moi je n’y ai pris part activement que la dernière semaine. C’est vraiment très spécifique là-bas car on effectue un travail direct maison par maison, un peu comme pour vendre une marchandise. Et puis, il y a aussi les fameux meetings de quartier (mahalle mitingleri) où vous envoyez d’abord vos hommes avertir la population d’une réunion imminente. C’est vraiment le gros show avec des minibus remplis d’autocollants. Le CHP avait acheté ses propres minibus et un homme d’affaires de la Chaussée de Haecht leur avait même offert un véhicule mais notre liste AKP avait loué 3 véhicules. On décore aussi avec des drapeaux et chaque parti parade avec sa propre chanson. Assez marrant car on avait par exemple la musique d'un chanteur engagé à gauche (Ugur Isilak) « Ak günler » (ndlr : les journées claires, Ak faisant référence à l’AKP) pour une liste de droite. Là, j’ai appris que chaque parti achetait le droit d’utilisation auprès de l’artiste. Puis donc vous arrivez sur la place du quartier où sont réunis les habitants et chaque personne explique ses problèmes et vous devez prendre des notes. Là, il faut écouter et proposer des solutions. C’est épuisant mais passionnant...
MK : Sur le plan religieux, n’y a-t-il que des musulmans à Emirdag ?
Metin Edeer : A ma connaissance, il n’y a que des musulmans qui vivent là-bas. Mais dans l’histoire, il y avait une communauté chrétienne et juive aussi sur place mais qui ont complètement disparus. Par exemple, en 1880 le bourgmestre d’Emirdag s’appelait Ohannes Aga et il devait être soit juif soit chrétien. Mais parmi les musulmans, il existe bien entendu plusieurs courants : les sunnites, les alévis et les bektashis (une branche des alévis). Bien que sunnite, j’ai moi-même rencontré le leader d’une confrérie religieuse alévie, Nurettin Sahbaz, pour simplement discuter de la région. Son frère a un restaurant à deux pas du mien sur la Chaussée de Haecht. J’ai aussi été planter des arbres pour TEMA* avec son responsable Ahmet Sahbaz.
MK : Vous avez été nommé échevin des Affaires étrangères d’Emirdag, un peu le Louis Michel local ... En plus, vous avez déjà le look mais est-ce que cela vous rapporte quelque chose ?
Metin Edeer : (rires) Très drôle... Non mais ce n’est pas comparable, Louis Michel assume d’énormes responsabilités et c’est un homme que j’apprécie beaucoup. C’est vrai que je suis maintenant échevin des Affaires étrangères d’Emirdag et l’accord prévoit aussi que j’assure la responsabilité de bourgmestre faisant fonction pendant 20 jours du 10 au 30 juillet. On organise un grand festival de musique, tous les gens sont sur place, c’est vraiment difficile mais j’aime la difficulté. Un bourgmestre à Emirdag gagne 2 milliards de livre par mois (environ 1.200 euros) et il ne peut pas exercer d’activités complémentaires. Un échevin touche quelque chose comme 250 euros mais peut exercer une activité complémentaire, je ne connais pas les chiffres de manière détaillée.
Personnellement, j’ai décidé dès le départ de travailler comme bénévole en reversant l’entièreté de ce montant au Fakfik fon (ndlr : fonds des pauvres et indigents). En fait, je faisais déjà énormément de boulot pour Emirdag jusqu’à aujourd’hui, maintenant l’élection officialise un peu les choses mais cela ne change rien dans ma manière de travailler. Je fais cela par passion car j’ai passé 20 ans de ma vie dans cette région. Toutes mes factures téléphoniques ou mes déplacements sont entièrement à ma charge personnelle. Concrètement, je me déplacerai une fois par trimestre pour assister au Conseil communal et pour suivre la coordination. Je vais aussi proposer de responsabiliser tous les conseillers communaux de la majorité, un peu comme cela se passe ici en Belgique par le biais des commissions.
Grâce à l’appui de certains pouvoirs publics, on a réussi à transporter 4 ambulances, des ordinateurs usagés, des chaises roulantes électriques avec joystick pour les invalides. La commune d’Anderlecht nous avait offert un ordinateur Apple et j’ai vu avec grand plaisir qu’il était toujours en état de fonctionnement à la commune. La commune de St Josse nous a aidé lors de tremblement de terre. Mais il reste encore énormément de besoins comme actuellement un véhicule de pompier, du matériel d’hôpital, des machines... Pas d’argent, on refuse d’envoyer de l’argent.
MK : Le Conseil communal d’Emirdag compte 15 conseillers (10 AKP et alliés et 5 CHP et alliés), le collège est composé d’un bourgmestre et de 4 échevins mais aucune femme. Pensez-vous que les femmes n’ont pas leur place dans les instances politiques ?
Metin Edeer : C’est vrai, aucune femme n’a été élue. Pas même chez nos adversaires qui prétendent pourtant être les représentants de la modernité. Ils avaient comme nous placé les candidates vers le bas de la liste. Mais bon, nous ne sommes pas modernes alors ça va (ton ironique)... Pour nous, c’est surtout l’AKP qui tire les ficelles car il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une liste de coalition avec quatre partis. C’est fou car si je me souviens bien le Conseil communal de 1932 comptait à l’époque deux élues qui siégeaient de plein droit. 1932, deux élues, 2004 aucune, je vous laisse réfléchir... A mon avis, le problème vient surtout de la mentalité qu’on se fait de la femme anatolienne et il nous faudra encore un peu de temps pour changer les choses.
MK : Vous êtes en Belgique depuis 1978, n’avez-vous jamais pensé à faire de la politique ici ?
Metin Edeer : Non car j’estime que mon niveau de maîtrise du français n’est pas suffisant pour pouvoir gérer les dossiers. Je préfère rester actif dans le domaine de la coordination de l’aide (Bosnie, Tchétchénie,...) et des soirées culturelles greco-turques ou la promotion du folklore anatolien.
MK : Quel regard portez-vous sur les personnalités politiques d’origine turque en Belgique ?
Metin Edeer : Je doute encore de leur réelle efficacité. Je pense qu’il faut surtout miser sur la compétence car quand on regarde on a l’impression que n’importe qui veut tenter sa chance. La politique n’est pas comme un engagement associatif. Je soutiens toujours les jeunes et je reste encore convaincu qu’il faut faire de la politique par étape. Je ne trouve pas normal qu’une personne qui n’a aucune expérience politique ou un engagement particulier soit candidat à la Chambre, au Sénat ou à l’Europe. Pour moi, il faudrait commencer par la commune, puis petit à petit apprendre le fonctionnement et ensuite vouloir briguer le mandat. Regardez tous les leaders ou les poids lourds de la politique belge, ils se sont engagés en politique alors qu’ils étaient encore aux études. C’est vraiment comme cela qu’on y arrive.
MK : Pensez-vous qu’un candidat d’une autre origine aidera les personnes de votre origine ?
Metin Edeer : Sincèrement, je ne le pense pas. Bien sûr, il peut y avoir une minorité qui fasse cela ou quelques éléments mais en général chaque personne aidera les gens de sa propre famille et de sa propre origine. En théorie, tous les humains doivent s’entraider et s’aimer mais en pratique on ne fait pas grand chose. D’ailleurs, si c’était vraiment le cas, il n’y aurait plus de guerres.
Propos recueillis par Mehmet Koksal
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