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La place qui leur est accordée dans la fantasmatique est inversement proportionnelle à la reconnaissance sociale qui leur est refusée. À l’heure où resurgit un discours qui fleure son Gobineau sur “l’inégalité des races”, comment peut-on être black ou beur et homosexuel ? Enquête sur une minorité dans une minorité.



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Je suis un mec dont on se méfie, que l’on drague, mais dont on a peur... que l’on drague aussi parce qu’on a peur, déclare Yazid, vingt-quatre ans, maghrébin et homosexuel habitant La Courneuve, interrogé par Marc Cheb Sun, de la Fédération Nationale de la Maison des Potes. Nous aurions aimé le rencontrer, tout comme les jeunes beurs qui se découvrent homo, mais ils refusent tout contact avec la presse “blanche et gay”. Moi, déclarait-il encore, ce qui me bloque le plus, c’est le milieu homo. Ils disent pédé, non ? Là-bas, ils te remettent vite à ta place, la même que partout dans la société : t’es rebeu, c’est tout. Et pour eux, c’est pas grand chose, c’est un sexe, une odeur, une couleur, une texture. Il y a ceux qui ne nous aiment pas, au moins c’est clair, et ceux qui nous aiment entre guillemets, tu vois ce que je veux dire.

Comment parler des beurs en banlieue quand les contacts sont si improbables ? Pour éviter les clichés, autant leur donner la parole. Il nous a été impossible de rencontrer ces jeunes beurs gay : défiance absolue, rejet, violence. Comment faire un portrait alors que tous ces visages sont si différents et qu’aucun ne veut se montrer? Combien sont-ils et qui sont-ils ? Trop longtemps déconsidérés, méprisés ou exploités, ils se refusent aujourd’hui à toute “compromission” avec le milieu. Car c’est vrai que les beurs - tout comme les blacks - “plaisent” aux gays.

(...)
L’apparition en France d’une communauté maghrébine s’est passée sur un fond aigre de rancoeurs, de relents d’Algérie française et de partis pris campés sur leurs positions. Si le noir, dans l’imaginaire européen, a toujours eu l’image rassurante (et navrante) du bon sauvage dompté à coups de missions catholiques, l’Arabe est trop proche de l’Europe - il suffit de traverser une mer - mais il en est déjà trop loin : il est sur un autre continent. Si le noir n’a jamais dépassé ses frontières autrement que forcé (qu’il s’agisse des massives déportations d’esclaves ou d’en faire des zouaves), le Maure a jadis conquis l’Espagne et, s’il a été repoussé à Poitiers, il revient maintenant et d’aucuns ressuscitent à l’occasion le mot d’“envahisseur”. Et puis, le noir a été christianisé. L’Arabe, c’est une autre civilisation, redoutable : l’Islam. Autant de clichés mal digérés gisant dans des profondeurs si infréquentables que même les bonnes intentions ont du mal à faire disparaître.

Voyons la langue, cette autre vitrine. On ne dit plus “nègre” - et Dieu merci. On ne dit plus “noir”, mais “black”. Est-ce parce qu’on choisit un mot anglais qui recouvre la même notion que l’on se lave de toute accusation de racisme ? La langue, qui est censée nommer la réalité, s’acharne ici à la recouvrir et à la rendre plus lointaine encore, en prétendant rendre bienveillant celui qui parle. Ne pas être raciste, ce n’est pas dire “black” au lieu de “noir” - le procédé serait bien grossier et trop facile.

La même chose vaut pour le mot “beur”, trouvaille de Djemila, l’une des figures de la nuit des années 80, verlan trafiqué du mot “arabe”. C’est vrai que dans “arabe”, se profilent tous les clichés du Sarrasin et tout l’univers déplaisant évoqué plus haut et qu’il est sans doute plus rassurant d’utiliser d’autres mots. Ainsi, lorsque je dis “black”, j’évacue tout un pan de la question : le noir n’est plus noir, puisqu’il est black et moi, je ne suis donc plus raciste. Et en disant “beur”, j’ai nié toute une spécificité et anéanti toute une civilisation. J’ai blanchi le noir comme on se blanchit d’un soupçon et j’ai européanisé l’Arabe. Belle victoire...


Entretien avec Fouad Zeraoui, 29 ans.
Vice-président de la toute récente association Kelma (Parole).

À qui se destine l’association Kelma ? À tous ceux qui se posent des questions par rapport à leur vie : être homosexuel et maghrébin, comment le vivre dans une société où il y a un problème d’intégration.

L’émancipation passe-t-elle par l’abandon de la religion musulmane ?

Personnellement je suis laïc, donc ça n’a jamais été un problème. Mais, pour les homosexuels maghrébins, je pense que c’est absolument nécessaire : la religion fige les individus dans une appartenance à la communauté d’origine. Pour s’assumer en tant qu’homosexuels, il faut divorcer d’avec ce ventre chaleureux qu’est la communauté maghrébine. Ça ne veut pas dire faire le deuil de ce qu’on est, je parle du contact physique qu’il faut briser, et non pas du contact culturel : faire sauter les tabous, comme cette idée commune qu’il n’y a pas d’homosexuels parmi eux... ça me fait rire, mais il faudra bien se demander : qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

C’est quoi alors, pour toi, “être maghrébin” ?
C’est avoir une culture d’origine, une vision de ce monde différente du regard occidental. L’intégration peut se faire, à condition d’accepter de prendre des distances avec sa communauté, qui n’accepte pas qu’on s’affirme en tant qu’individu et homosexuel, puisque elle a comme fondement la solidarité et interdit l’individualisme. Les beurs sont souvent frustrés : la mère leur donne tous les pouvoirs, elle les élève comme des rois. Mais, dans la rue française où tout le monde est à égalité, ils n’ont pas ce pouvoir. Souvent, pour le retrouver, ils font appel à la religion.

Est-il difficile de s’assumer comme homosexuel dans les pays du Maghreb  ?
C’est même impossible là-bas. Les clichés font de ces pays des terres des mille et une nuits où la bisexualité serait triomphante et les garçons à disposition. Mais c’est la vision de touristes qui voient les choses avec leur pouvoir d’achat occidental. La rupture avec la famille est très difficile à faire, alors beaucoup se marient. Combien j’ai vu de folles tordues se marier... La pression familiale est insupportable, celle du père surtout. Dans la société maghrébine, la bite règne. C’est une société phallocratique.

La visibilité des beurs dans le milieu gay te semble-t-elle insuffisante ?
D’abord, il y a un problème par rapport à ce qu’on appelle le milieu gay. Cette communauté n’a, à mon avis, pas encore assez travaillé sur elle-même. Je ne vois pas quel message positif elle pourrait véhiculer. Tout est voué à l’utilitaire : on ne rencontre pas l’autre, on l’utilise. Je comprends que les gens puissent ne pas s’y retrouver : ça ne correspond pas à leurs préoccupations. Quand, de plus, on est beur, c’est un paramètre supplémentaire à gérer. Notre association porte un regard neuf et critique : c’est à nous de jouer un rôle de révélateur.

As-tu eu à souffrir des “arabophages” ?
Oui, toute ma vie, avec des amis même. C’est pénible. La sexualité est un domaine difficile à négocier : il y a des problèmes liés aux rapports dominé-dominateur. Ceux qui ont des rapports uniquement avec des maghrébins considèrent plus ou moins consciemment les beurs comme socialement inférieurs, ce qu’ils sont souvent de fait. Des rapports égaux impliqueraient échange et construction, or il n’y a souvent que consommation et utilisation.

Association Kelma : tél : 01 42 05 73 00. BP au Centre Gai et Lesbien, Paris.



Dossier publié dans le Têtu n°9 - décembre 1996
Texte : Luc Arbona - Photo : François Rousseau


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