La transmission de la culture constitue-t-elle
un délit d'initiés ?
 
 
 

Adresse à
Monsieur le Premier Ministre
Madame la Ministre de la Culture & de la Communication
Mesdames et Messieurs les membres du Conseil Supérieur de l'Audiovisuel
Monsieur le Président de Radio-France
Madame la Directrice de France-Culture
sur la politique actuelle menée à
France-Culture


Fidèles auditeurs et intellectuels de tous horizons qui avons contribué à la vie de France-Culture, nous sommes un certain nombre à nous inquiéter de l'évolution de cette chaîne.

Le discours de présentation de la nouvelle politique de Radio-France par Mr. le Président Jean-Marie Cavada, sous prétexte « d'adapter la chaîne à son époque et de conquérir de nouveaux publics (...), dans une situation de marché concurrentiel », tend en réalité à liquider les structures et les savoir-faire qui ont fait de France-Culture la seule chaîne radiophonique intégralement culturelle d'Europe. Quelles sont les raisons avancées pour une telle "adaptation" ? « Ces évolutions sont nécessaires, parce que la radio, même publique, vit dans un univers concurrentiel de plus en plus violent: Radio France ne doit pas reculer (...). L'attention portée au marché n'est donc pas un renoncement à nos valeurs, mais le souci de maintenir et d'améliorer notre place face à la concurrence ». Ne pas reculer c'est ici prétendre faire le grand saut dans la logique, postulée comme inévitable, du système dit concurrentiel. Pour éviter sa marginalisation, il s'agit donc d'aligner une entreprise publique de radio sur le régime de fonctionnement de la concurrence privée. Quelle est donc la nature de cette concurrence ? Est-elle financière, ou bien d'ordre culturel, scientifique et éducatif ? De plus, qu'apporterait l'entrée dans le marché d'un service public culturel ? Des parts de marché ? Des contrats d'investissement ? Un merchandising de gros rapport (produits dérivés, droits d'exploitation...) ? Rien de tout cela, sinon le mime fantasmatique du modèle de la Grande Entreprise.

France-Culture est déclarée « en pleine refondation ». L'"évolution" décidée de la chaîne viserait ici à « sortir France-Culture de son ghetto ». Si au titre d'invités de la chaîne, nous n'avons jamais eu le sentiment d'intervenir dans un ghetto, nous sommes par contre persuadés que la politique mise en place actuellement n'est rien d'autre qu'un appel à une pratique de nivellement pur et simple : sa mission « originale » serait désormais celle d'un « outil de complément pour des publics qui devront être de plus en plus populaires » et non « le refuge des initiés ou des privilégiés de l'accès à la culture et au Savoir ». Faut-il en déduire qu'à trop écouter un « outil de complément », on en perde sa fibre populaire pour retourner au « ghetto » ?

Mr. Olivier Kaeppelin, directeur-adjoint, d'expliciter : « Il est indispensable de permettre aux jeunes générations d'expliquer leur monde avec leur propre langage, et d'apporter une vision un peu moins scientifique et élitiste de la culture » : remplaçons donc le ghetto fantasmatique des intellectuels par un bantoustan-jeunes ! Il s'agit néanmoins, dans le discours officiel, de maintenir malgré tout la spécificité de France-Culture : un medium de savoirs et de cultures qui ne sauraient jamais être réductibles à un pur objet de consommation immédiat, mais qui sont nécessairement le résultat d'un long détour et d'une médiation. Quelle est donc cette logique qui prétend ne rien changer quant à cette spécificité, tout en dérivant ouvertement vers une démagogie anti-scientifique et un populisme anti-culturel ? La transmission de la culture n'a jamais été de l'ordre d'un délit d'"initié".

Précisons la manière dont cette politique est mise en oeuvre :

1> programmer la disparition progressive du métier de producteur. Déclassés au rang de "bobinos-reporters", ils font désormais fonction de doublures auprès des "nouveaux-venus" inexpérimentés, jeunes témoins de leur génération ou vieux routards de la presse écrite;

2> substituer aux journalistes scientifiques, gages permanents d'ouverture et d'objectivité, quelques universitaires perdus dans le gotha de la presse écrite. Sur ce point :

a) si écrivains, musiciens, cinéastes et universitaires ont toujours été les hôtes privilégiés des émissions culturelles, il nous semble des plus malsain de les voir occuper des postes qualifiés revenant en principe à des professionnels de la radio. Dans cette nouvelle situation, on est en droit de se demander comment les critères d'objectivité et de professionnalité spécifique qui ont fait le caractère précieux de cette chaîne, pourront être sauvegardés. C'est l'incontestable rôle de médiation et de neutralité scientifique et institutionnelle des auteurs-producteurs et des journalistes scientifiques qui a permis que de véritables débats, très appréciés des auditeurs, trouvent leur place au coeur de ce service public. Leur statut professionnel d'auteurs à part entière est la reconnaissance d'un professionnalisme technique, doublé d'une solidité culturelle qui leur permet de faire face avec créativité aux périls du "direct". Aujourd'hui, la transmission culturelle par les media exige l'intervention de spécialistes professionnels.

b) Quant à l'attribution de responsabilités d'émissions à des représentants en titre de la presse écrite et de l'édition, elle nous paraît relever d'une transaction entre un service public offrant ses micros et un puissant secteur privé assurant en échange un protectorat des plus complaisant. Il y a quelques temps, et plus à l'Est, on qualifiait de nomenklatura un tel système d'échanges entre protecteurs et protégés.

Nous sommes sur ce point particulièrement inquiets de voir s'installer un véritable risque de lobbying, et ce au nom d'une prétendue « ouverture sur l'extérieur » qualifiée de « partenariat », dont les nouveaux mots d'ordre sont « séduction », « air du temps », « lifting », « violence [de l'] univers concurrentiel », « marché » ou encore « Le contrôle est la rançon de l'autonomie » ... Il en restera toujours quelque chose : baisser le niveau de l'écoute critique, en renforçant un simulacre de diversité contrôlé par une médioklature parisienne.

3> Prendre des mesures qui, sous prétexte d'économies, amputent gravement le potentiel de valorisation de la chaîne, à l'encontre de sa vocation de service public :

a) réduire considérablement le recours aux textes.

Les comédiens, qui nous aidaient à entendre ces textes (documents, fictions, etc.) , se trouvent dépossédés d'une part de leur pratique artistique, par une "entreprise" qui était jusque-là leur principal employeur. Connus ou moins connus, les comédiens ont toujours apporté, non pas un « complément » d'écoute, mais bel et bien un supplément d'intelligence de l'écriture.

b) réaménager les nuits de France-Culture à travers le projet de rediffusion immédiate des émissions du jour; les conséquences d'une telle décision impliqueraient à la fois l'annulation du paiement des droits de rediffusion pour les auteurs-producteurs, et le gel définitif de l'immense patrimoine d'archives de la chaîne;

c) violer les principes fondamentaux du respect de la propriété intellectuelle et des droits d'auteurs par la commercialisation sauvage des « produits dérivés », sous couvert de la « violence [de l']univers concurrentiel » et de la nécessité pour le service public de « se donner [les] meilleurs moyens de se battre à l'extérieur » ; point auquel il faut ajouter l'actuel contentieux opposant Radio-France à ses propres producteurs sur la question de la formulation inique des contrats.


La culture est un marché ?
Le logo France-Culture et le slogan « La culture est vivante » sont des marques commerciales de Radio-France


Les signataires de cette Adresse, auditeurs attentifs, prescripteurs indépendants ou libres invités, manifestent leur indignation à l'égard d'une telle politique culturelle, et n'entendent collaborer en aucune manière à sa mise en oeuvre.

Apportez votre signature à ce texte (« pétition "Délit d'initiés" »), en précisant vos noms, prénoms, et qualités à l'une de deux adresses ci-dessous :
- courrier électronique : delit.d-inities@voila.fr
- adresse postale : c/o Charles Alunni, ENS, 45 rue d'Ulm - 75005 Paris

Ce texte a été rédigé, mi-septembre 1999, par Charles Alunni, Éric; Brian, Pierre Caye et Bernard Teissier

Pour consulter la liste des signataires, cliquer ici

Pour télécharger la version sonore du texte, cliquer ici
Elle dure 7 minutes 10 secondes et a été réalisé par Vanda Benes, Marc-Henri Boisse, Éric; Brian et Gilles L'Hôte. Il s'agit d'un fichier téléchargeable sous le nom delitsonore.rm de 900 ko au format Realplayer G2 (la plupart des ordinateurs multimedia sont dotés d'une version du logiciel Realplayer qui peut être mise à jour gratuitement sur le site www.real.com)

Pour tout autre correspondance ou commentaire, écrire à kulturkampf@aol.com
(c) Kulturkampf. Septembre-octobre 1999. Version 4.02


 

Eléments d'information connexes et sites amis :

« France Culture, défendre sa différence » dans Libération, daté du 25-26 septembre 1999, p. 7 (courrier de Patrick Champagne et Henri Maler) ; voir aussi www.samizdat.net/acrimed.

« France-Cucul » dans Charlie Hebdo, daté du 22 septembre 1999, p. 14 (article de Olivier Cyran).

« Appel pour la défense de la création dramatique radiophonique à France-Culture », pétition du Comité de Résistance des Artistes pour Radio-France. Permanence à Radio-France, de 10h à 14h et de 14h30 à 17h30 : 01.42.30.22.21.

« Les artistes contre la dérive de Radio France » dans Libération, daté du 15 octobre 1999, p. 33.

« France-Culture et France-Musiques. Un Front contre la grille. Des groupes de producteurs et d'intellectuels s'élèvent contre les nouvelles politiques culturelles de Radio France » dans Le Figaro, daté du 15 octobre 1999, p. 33.