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Les premières civilisations de l'Inde
Bernard Sergent
Chercheur au CNRS Président de la Société de mythologie française

L'Inde posséda, dans sa préhistoire, une haute civilisation mais l'Occident ne l'apprit que dans les années 1920. Deux découvertes spectaculaires livrèrent à l'archéologie les villes de Harappa et de Mohenjo Daro, riveraines de l'Indus. C'était des villes au plein sens du mot, avec des rues, des pâtés de maisons, des forteresses, des égouts, des puits, des bains publics… Bernard Sergent, auteur de Genèse de l'Inde (Payot, 1997), s'appuie sur ces découvertes pour formuler des hypothèses et tenter de définir ce qui, dans cette civilisation de l'Indus, a pu perdurer dans les civilisations ultérieures.


La civilisation de l'Indus : territoires et frontières


La mise au jour de ces sites contrastait, et contraste toujours, avec ce que nous a appris l'archéologie du reste de l'Inde. La République Indienne, en effet, qui, depuis la partition de l'Inde et du Pakistan, a laissé l'Indus à ce dernier, offre une archéologie bien pauvre avant les derniers siècles antérieurs à notre ère. Les sites autres que ceux de l'Indus ne sont jamais urbains, au sens courant du terme ; aucune civilisation de même niveau que celle de l'Indus n'a été découverte en ce pays avant les temps historiques, hormis précisément, en son nord-ouest, ce que l'on connaît aujourd'hui comme étant le prolongement, sur la côte, presque jusqu'au Dekkan, de sites de la civilisation de l'Indus.


Inversement, c'est vers l'ouest que l'Indus trouve ses affinités avec les cités, contemporaines, de Mésopotamie. Je parle donc ici d'un temps où le nord-ouest de l'Inde appartenait à un vaste ensemble de hautes civilisations, dont il formait la partie orientale, et auxquelles il était uni par des relations commerciales et sans doute aussi politiques : ce sont les objets mésopotamiens trouvés dans les villes de cette civilisation qui ont permis de la dater et les Sumériens appelaient Meluhha le pays de la civilisation de l'Indus. Au-delà, à l'est, c'était la jungle, la forêt, régions que les Indusiens n'ont manifestement pas aimées. Ils en figurent à peine les animaux. Ils n'y ont pas fondé de comptoir, si ce n'est Alamgir-pur, leur extrême avancée orientale, sur la Yamunâ, non loin de Delhi. Ils n'y ont pas même exporté d'objets.


Décentrée par rapport à l'Inde, la civilisation de l'Indus, dite aussi harappéenne, n'est pas non plus à l'origine de la civilisation indienne. C'est après la disparition de la civilisation de l'Indus (XIXe-XVIIIe siècles), qu'apparaît au XVIIIe siècle avant notre ère, avec le site voisin de Pirak, une localité de culture différente qui annonce les villages à venir de l'Inde du nord.


Mais on ne saurait dire pourtant que rien, dans l'Inde, ne procède de la civilisation de l'Indus. Son héritage est réel, mais noyé sous d'autres apports, et dès lors parfois difficile à discerner. Il est possible de s'y essayer.


Aspects de la civilisation de l'Indus


S'étendant sur 1, 42 millions de km2 – près de deux fois la France –, elle a livré aujourd'hui plusieurs dizaines de cités. Celles-ci sont tirées au cordeau, avec un plan quadrillé à partir d'axes nord-sud et est-ouest. Elles sont bâties en briques, cuites ou crues. Elles comprennent des maisons de riches, avec puits, baignoire, escalier montant à la terrasse, des pâtés de maisons plus pauvres, de grands greniers pourvus de conduits d'aération, des entrepôts, des quais dans les villes situées au bord de l'océan, un grand bain collectif à Mohenjo Daro, parfois des murs périphériques, ou des forteresses puissamment bâties – systèmes défensifs qui contrastent avec le faible nombre d'armes trouvées.


Comme les Mésopotamiens, les Harappéens faisaient grand usage de sceaux, sans doute pour marquer des marchandises, qui offrent l'intérêt d'avoir porté des images d'animaux accompagnées d'inscriptions sur lesquelles se trouve la fameuse écriture de l'Indus. Elle n'a pas été déchiffrée, faute de documents bilingues, en raison de la brièveté des « textes », toujours de deux ou trois signes, et sans parallèle connu. On y compte environ quatre cents signes. Sans découverte renouvelant la question, tout déchiffrement paraît improbable.


Les fouilles ont également livré une importante glyptique. En pierre, céramique ou parfois en bronze, on a découvert : une imposante statue d'homme assis, en posture hiératique de roi ou de dieu, des statues d'hommes nus, barbus, parfois munis d'imposantes cornes, d'innombrables figurines, presque une par maison, à Harappa et Mohenjo Daro, représentant des femmes à jupe courte et coiffure extraordinaire, et des statues d'animaux.


La religion est connue principalement par les sceaux et par les statues. Les premiers représentent souvent un bovin, de la variété zébu, devant un arbre, un pippal de l'Inde ultérieure, ficus religiosus. Parfois, en plus du bovin ou à la place de celui-ci, figure une déesse, dont une plante sort du vagin, ou des figurations de bovins portées par des hommes, ou un personnage du type « maître des animaux », luttant contre des tigres, ou en brandissant un dans chaque main. Le personnage à cornes se retrouve sur un sceau, où il a trois visages, les bras entourés de nombreux bracelets, et entouré de deux daims ou antilopes, d'un rhinocéros, d'un éléphant, d'un tigre, d'un buffle. Comme en Mésopotamie, on aime les êtres composites : hommes à têtes de taureau, ou à pattes et queue de bovin luttant contre un tigre cornu ; monstres à plusieurs têtes, d'animaux différents.


Si cette civilisation est uniforme, dans son aménagement urbain, dans sa céramique, dans son écriture, on constate parfois du nord au sud des différences dans la sensibilité religieuse. Les petites figurines de femmes si fréquentes à Harappa et Mohenjo Daro manquent dans le sud. Au contraire, des installations considérées comme des « autels du feu » y apparaissent spécifiques, car étrangères au nord.


Cette civilisation s'écroule vers 1800. L'arrivée de guerriers venus de Bactriane opérant des raids entre Indus et Mésopotamie, et certainement entre les cités de l'Indus elles-mêmes, rompt les relations commerciales. Or, une ville de l'âge du bronze est fragile ; sans le réseau commercial qui lui a donné naissance, elle ne peut plus exister. Il y eut rupture d'équilibre, et la civilisation de l'Indus s'est écroulée comme un soufflé.


Y a-t-il eu héritage ?


L'Inde historique apparaît vers le Ve siècle avant notre ère, treize siècles après l'écroulement de la civilisation de l'Indus. C'est une Inde extrêmement rurale en son début ; le nomadisme des Indo-Arya n'est pas loin. La langue est indo-arya – ce qui n'était assurément pas de cas dans la civilisation de l'Indus ! –, et dont la première écriture, la gandhârî, est une adaptation de l'écriture araméenne. Cette civilisation est fondée largement sur l'utilisation, militaire et religieuse, du cheval, lequel était encore ignoré dans l'Indus.


Tant la durée écoulée depuis l'écroulement de la civilisation de l'Indus que la nature de cette civilisation de l'Inde védique et brahmanique ne rendent guère envisageable une survivance de la première, voire une influence de celle-ci sur la seconde.


Pourtant, au fil des années, des remarques ont été faites qui soulignent que cet héritage, au-delà de la civilisation de l'Inde védique, a pu resurgir et donner naissance à des aspects de la civilisation, extrêmement riche et complexe, du monde indien. On distinguera l'héritage patent, celui qui est soupçonné, et celui qui est hypothétique.


L'héritage patent


Du côté du premier héritage, il y a d'abord un fait bien simple. Les demeures rurales qui sont encore celles du Pakistan actuel sur les lieux de l'ancienne culture harappéenne, sont parfaitement du type indusien : maisons à terrasse autour d'une cour, niches dans les pièces pour y déposer des objets. La filiation, certes locale, paraît directe.


Mais voici qui étonne davantage. Le système de mesure indusien a été explicité. On possède même trois règles graduées. L'une, du site de Lothal, a pour plus petite unité une longueur de 1,7 mm. Les systèmes de mesure varient extrêmement d'une civilisation à l'autre. Or, le premier système de l'Inde, défini dans l'Arthasâstra de Kautilya, sans doute au IVe siècle avant notre ère, donne une unité minima de longueur de 17, 86 mm, le décuple presque exact de la mesure indusienne.


Et cela seul ouvre de vastes horizons : ce n'est plus là une conservation locale, et involontaire. L'observation de cette coïncidence amène à penser qu'un savoir s'est transmis à travers les siècles, et qu'il est partiellement constitutif de la civilisation indienne.


Ce qui est plausible


Si la plus ancienne mesure indienne est héritée de l'Indus, on peut alors soupçonner que l'héritage pourrait être bien plus grand encore. On devra se contenter ici d'un exemple.


Voici ce qu'un savant finlandais, Asko Parpola, en vient à supposer. La disposition géométrique et orientée selon les points cardinaux des villes de l'Indus implique des observations célestes. Or l'astronomie indienne la plus ancienne – après le Rg-Veda, qui ne connaît sur ce point que des mythes, auxquels il fait d'imprécises allusions – utilise un système de repérage céleste qui n'a rigoureusement aucun parallèle ailleurs dans le domaine indo-européen. Il paraît donc être une innovation indienne. C'est le système des naksatra : un ensemble de vingt-sept points célestes, définis par des étoiles brillantes ou des constellations, qui permettent de définir le circuit de la lune. La seule chose qui ressemble à cela est un système chinois homologue, et aussi ancien dans la culture chinoise que les naksatra le sont dans la culture indienne. Parpola, que je résume extrêmement, raisonne ainsi : l'établissement d'un système aussi rigoureux pour l'astronomie étonne dans l'Inde brahmanique ; il s'explique par contre aisément dans la civilisation de l'Indus, qui avait mis au point un système de mesure et s'intéressait au ciel. Le parallèle chinois confirme cela, car on soupçonne des relations entre la civilisation indusienne et la Chine par le haut Indus et le bassin du Tamir.


Ce qui est supposé


Nombreux sont les éléments de la religion harappéenne que l'on rencontrera dans l'Inde ultérieure. Le culte des bovins se retrouve dans celui du taureau Nandin, le taureau de Siva ; celui des déesses dans les maisons ne peut que faire penser à ce qui se passe dans chaque maison indienne jusqu'à présent, où l'on conserve une image de la Déesse ; surtout, le personnage décrit ci-dessus, à cornes, à trois visages, maître des animaux, a été rapproché par John Marshall du grand dieu hindou Siva, lui aussi maître des animaux, à plusieurs visages, et dont la lune forme les cornes.


La difficulté est alors la suivante : les Indo-Arya sont des Indo-Européens, et il est possible de montrer que chacun des éléments cités ci-dessus se retrouve ailleurs dans le monde indo-européen ; ainsi le taureau est un animal important de l'Inde à l'Irlande en passant par la Grèce, les déesses accompagnent les gens par exemple dans les tombes mycéniennes, Siva lui-même a des parallèles en Grèce dans Apollon et dans Dionysos.


Dès lors, il faut certainement parler de syncrétisme : les idées des envahisseurs arya rencontraient sur plusieurs points celles des populations envahies. Il est ainsi parfaitement possible qu'un Siva d'origine indo-européenne ait été assimilé à un maître des animaux harappéen, et que l'extraordinaire richesse de ce dieu vienne de la superposition des idées issues des uns et des autres. Les Indiens adorent le linga, ou phallus, de Siva ; un mythe, original, est celui du formidable phallus de feu du dieu, qui se dresse si haut et si bas à travers l'univers que Brahmâ ne put en atteindre le haut et Visnu ne plongea pas assez loin pour en atteindre le bas. Le « Siva » harappéen est ithyphallique, et les sites de l'Indus ont parfois livré des objets en forme de phallus. Cela suggère-t-il que le mythe du phallus cosmique est d'origine harappéenne ?


Dans le même ordre d'idées, tout dieu, en Inde, est accompagné d'un animal, qui est son vâhana, son « véhicule ». Certains d'entre eux pourraient être d'origine indusienne : la Déesse, Durgâ ou Kâlî, a pour vâhana le tigre – et un sceau harappéen montre une déesse mi-humaine mi-tigre. Les Indusiens ont figuré le crocodile sur des sceaux, la tortue en statue : ce sont respectivement les vâhana du Gange et de son affluent la Yamunâ. Deux arbres qui seront sacrés en Inde, le pippal et le nim, sont figurés sur les sceaux de l'Indus.


Et qu'en est-il du yoga ? Quoi qu'on en ait dit, il n'a pas de parallèle indo-européen. On a supposé de longue date que les Indiens l'avaient hérité de cultures indigènes. Sur des sceaux de l'Indus, on a des danseurs – Siva est dieu du yoga et de la danse – et des personnages assis en posture « yogique ». Il n'est donc pas impossible que la source lointaine de cette pratique et de cette philosophie soit indusienne.


Bien entendu, tout cela n'est, et ne peut être, qu'hypothèse.


Bernard Sergent
Mars 2002
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