Envoyer Imprimer Réagir Médias - Article paru
le 24 avril 2004
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Votre journal a 100 ans. Vers des futurs d’Humanité

1914 : Jaurès est assassiné

Par Michel Vovelle, historien

Jusqu’à la fin de l’année, notre série : il était une fois l’Humanité. Le 31 juillet, au Café du Croissant, le grand est abattu. Il est la première victime de la Première Guerre mondiale.

Le 28 juin 1914, à Sarajevo, l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand et de son épouse par l’étudiant nationaliste serbe Prinzip déclenche la crise internationale qui mène, dans le mois suivant, à la Première Guerre mondiale, cette " grande boucherie impérialiste ", comme disaient encore mes étudiants en 1968, couvrant durant quatre ans, de 1914 à 1918, l’Europe de millions de morts et de destructions immenses.

L’importance de la mort des personnes princières, événement déclencheur, ne peut occulter, au plan du symbole comme des réalités politiques, un autre assassinat dans ces semaines tragiques : celui de Jean Jaurès, le 31 juillet. Et point seulement parce que Jaurès est français, parce que le directeur de l’Humanité est en même temps, depuis trente ans, devenu un homme politique de premier plan, à la Chambre et dans le pays, un tribun exceptionnel, admiré et craint, l’un des leaders éminents du mouvement socialiste en France, mais aussi dans ses instances de la Seconde Internationale. Mais bien parce qui s’exprime et se révèle spectaculairement au travers de cette mise à mort l’échec tragique en la personne de celui qui, depuis des années et jusqu’à son dernier souffle, a tenté d’écarter le péril de guerre, et la sanction de l’impuissance des organisations du prolétariat international à organiser un rempart ou une riposte û la grève générale des travailleurs ? û à la déferlante des haines chauvines exacerbées par le choc des impérialismes, des rivalités des puissances et de leurs dirigeants, ferments des poussées nationalistes qui s’emparent des peuples. Nous n’avons pas à nous engager dans le dédale des conflits internationaux qui ont mené à l’affrontement des deux blocs, empire allemand et austro-hongrois d’une part, Russie et France, puis Grande-Bretagne de l’autre, généralisé ensuite à l’Europe et à une partie du monde : sans remonter à la grande blessure pour les Français de la guerre de 1870-71, rappelons simplement que Jaurès et les socialistes français, comme leurs homologues internationaux, avec des stratégies parfois différentes, sont sur le qui-vive depuis les affrontements franco-allemands pour le Maroc, mais plus encore depuis l’expérience récente des sanglantes guerres balkaniques qui viennent de prendre fin, espère-t-on.

Mais venons à l’événement lui-même, dont le récit s’impose, dans sa brutalité spectaculaire, car l’histoire est remémoration : quitte à nous interroger ensuite sur ce qui le précède et l’explique dans le temps court, comme sur son impact, et ses échos ultérieurs.

Le 31 juillet, à la fin d’une harassante journée où Jaurès apprit à la Chambre la mobilisation autrichienne et l’annonce de l’état d’urgence par l’Allemagne, a tenté une ultime démarche auprès du sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Abel Ferry, pour inciter à de derniers efforts pacifiques, il se rend à l’Humanité, dans l’intention d’y dicter un article qu’il veut " décisif " pour prendre position et appeler à l’action. Auparavant, il va dîner au Café du Croissant avec ses amis et ses collaborateurs. Bref moment de détente : puis c’est le drame que l’un de ceux-ci, Émile Poisson, nous relate : " Horreur ! le rideau, mon rideau derrière sa tête vient de se plier, de se soulever légèrement ; un revolver s’est glissé, tenu par une main ; et cette main, seule, apparaît à 20 centimètres derrière le cerveau. Pan ! pas d’éclair, pour ainsi dire, une étincelle rougeâtre. La fumée d’un cigare : je regarde, figé, abruti, un quart de seconde ; puis un deuxième coup, mais Jaurès déjà est tombé sur Renaudel, la serviette aux mains, la tarte encore aux lèvres. Je ne vois pas de sang, il a à peine tressailli, n’a pas eu le temps de faire le geste de se retourner ; il n’a rien dit, pas même pensé, peut-être.

Je regarde la fenêtre, Landrieu vient de tirer, d’arracher le rideau ; j’aperçois une ombre, un chapeau, un verre de bière qui tombe sur une figure, je me dresse comme une bête en fureur. Dans le silence qui n’a pas encore été troublé, j’entends un déchirement, un cri indéfinissable, qui devait être perçu à plusieurs centaines de mètres, puis quatre mots hurlés, glapis, puissamment, férocement répétés deux fois : " Ils ont tué Jaurès, ils ont tué Jaurès ! " C’est ma femme qui, la première, a recouvré la parole. "

Jean Jaurès meurt presque immédiatement. Rattrapé, l’assassin se nomme Raoul Villain, vingt-neuf ans, fils d’un greffier au tribunal de Reims. Il affirme avoir voulu " supprimer un ennemi de mon pays " et n’appartenir à aucun mouvement. C’est la thèse du crime solitaire qu’adoptera l’acte d’accusation dressé le 22 octobre 1915.

Sur le moment, la nouvelle fait l’effet d’un coup de tonnerre, dans un Paris déjà électrisé par le péril et l’angoisse de la guerre imminente, comme au gouvernement, qui l’accueille dans une consternation embarrassée. Mais, pour spectaculaire qu’il soit, l’événement va être non point occulté mais immédiatement relayé par l’entrée en guerre de la France aux côtés de la Russie contre l’Allemagne, dès les jours suivants. Il n’y a pas eu de troubles û émotion certes et cortèges spontanés û, mais pas de mobilisation populaire : en France comme en Allemagne, c’est la mobilisation générale qui s’impose. Jaurès est mort et sa cause est perdue.

On peut formuler deux questions qui au demeurant s’enchaînent : au-delà de l’effet de surprise, le double événement û l’assassinat, la guerre û apparaît dans le temps court de la crise de l’été 1914 comme l’aboutissement d’un cheminement sinon inexorable, du moins préparé.

C’est en résumant, brièvement, les dernières semaines de la vie de Jaurès qu’on en prend conscience. Une course haletante depuis ce printemps où les élections législatives avaient conforté les positions des socialistes français, où le ministre Viviani (à défaut d’un ministère Caillaux-Jaurès dont on avait parlé) pouvait sembler une solution acceptable pour les défenseurs d’une politique pacifique : même après Sarajevo, Jaurès pouvait conserver un relatif optimisme, confiant dans les capacités de la classe ouvrière, brandissant l’arme de la " grève générale simultanément et internationalement organisée " au congrès extraordinaire de la SFIO le 14 juillet. Mais alors que le président de la République Poincaré et son premier ministre Viviani se rendaient à Saint-Pétersbourg pour mettre au point une ultime négociation plus avancée qu’il ne le croyait, Jaurès, apprenant l’ultimatum autrichien contre la Serbie, prenait conscience dans son discours de Vaise, le 25 juillet, du péril des " massacres à venir ". On lui a fait grief d’avoir adopté dans les colonnes de l’Humanité une attitude réservée à l’égard de la manifestation populaire sur les Grands Boulevards le 27. Mais c’est ce qu’il croyait encore pouvoir faire pression sur le gouvernement français auquel le groupe socialiste exprime alors une confiance inquiète : Paris et Berlin voudront-ils retenir les velléités guerrières de leurs alliés russe et autrichien ? Le 29 et le 30, le voici à Bruxelles, où se réunit l’Internationale socialiste et où il veut encore voir dans le gouvernement français le meilleur appui de la proposition de médiation britannique, tout en appelant les prolétaires allemands et français à renforcer leur pression. Soucieux toutefois de ne pas la faire monter prématurément, il convainc à son retour les responsables de la CGT de reporter au 9 août la manifestation prévue pour le 2, car s’il convient que le prolétariat rassemble toutes ses forces, il importe aussi de garder le sang-froid nécessaire, laissant le champ à la diplomatie. En cet instant peut-être, sa vigilance est en défaut : reçu par les ministres, par Viviani qui cache une partie de ses informations, il découvre le 31, en apprenant que l’Allemagne a décrété l’état de péril de guerre avancé, que le gouvernement français s’apprête lui aussi à sauter le pas. Nous nous retrouvons au soir du 31 juillet, il prépare un article pour dénoncer les responsables, ces " ministres à tête légère " : une sorte de " J’accuse ", peut-être.

Mais il sent le souffle de la mort, il l’a dit, il le répète à Paul Boncour : " Ah ! croyez-vous, tout, tout faire encore pour empêcher cette tuerie ?… D’ailleurs on nous tuera d’abord, on le regrettera peut-être après. "

Depuis des années que la presse réactionnaire mène campagne contre lui û Herr Jaurès, l’homme du Kaiser û, comment s’y serait-il pas préparé ? Elle se déchaîne en ces jours, Maurice de Waleffre écrit le 17 juillet dans l’Écho de Paris : " Dites-moi, à la veille d’une guerre, le général qui commanderait à quatre hommes et un caporal de coller au mur le citoyen Jaurès et de lui mettre à bout portant le plomb qui lui manque dans la cervelle, pensez-vous que ce général n’aurait pas fait son plus élémentaire devoir ? Si, et je l’y aiderai ! "

Et voici Urbain Gohier : " S’il y a un chef en France à ce moment-là qui soit un homme, M. Jaurès sera "collé au mur", en même temps que les affiches de mobilisation. Sinon, les Français auront l’ennemi devant eux et la trahison dans le dos. "

On pourrait multiplier les citations, de Maurras, de Franc Nohain, pas plus que la guerre, cet assassinat n’est une surprise : il a été préparé par toute une campagne d’incitations.

Au fil du XIXe siècle et de ses luttes, un cérémonial s’était élaboré, dans le mouvement républicain puis dans le mouvement révolutionnaire, solennisant la perte d’un héros, du bon combat, quelles qu’en fussent les circonstances. Plus qu’un démarquage, ces obsèques civiques étaient le contre-point des somptueuses célébrations des puissants de ce monde. Ainsi a-t-on pu étudier dans une brillante thèse italienne (Dino Mengozzi) leur enchaînement… de Garibaldi à Costa, dirigeant socialiste (1913). En France, la République avait célébré Victor Hugo, héraut emblématique de l’idée républicaine.

Par référence à des consensus, parfois équivoques, je craindrais de chercher le paradoxe, en disant que le passage officiel de Jaurès à la postérité se ressent des circonstances mêmes. Le directeur de la police municipale de Paris, Xavier Guichard, a fait son rapport le 1er août : " L’assassinat de M. Jaurès n’a causé dans les esprits qu’une émotion relative. Les ouvriers, les commerçants et les bourgeois sont surpris douloureusement, mais s’entretiennent beaucoup plus de l’état actuel de l’Europe. Ils semblent considérer la mort de Jaurès comme liée aux événements actuels beaucoup plus dramatiques. "

Ce qui n’est pas faux, mais la police, on le sait, a parfois courte vue. Un traumatisme profond, la mise à mort, en la personne d’un homme, d’une espérance collective : le maire de Carmaux, cité symbole, s’écroule foudroyé à l’annonce de l’assassinat. D’autres témoignages affluent, immédiats ou différés, de l’impact de ce drame. Dans la littérature comme dans l’imaginaire collectif (jusqu’à quand ?), " ils ont tué Jaurès " retentit durablement. Ce qui ne dispense pas de rappeler qu’il y eut plus d’un commentaire jubilatoire, chez les adversaires de toujours.

Mais il est vrai que, pour la grande majorité des socialistes comme des syndicalistes, le moment était venu de l’Union sacrée, quand Renaudel, devant les locaux de l’Humanité, invitait les militants à se disperser, quand des socialistes comme Sembat entraient dans un gouvernement, qui célébrait le 4 août 1914 les obsèques officielles du tribun dans le " faux consensus " (M. Reberioux) du moment.

Dès les lendemains, les simulations hasardeuses seront risquées : qu’aurait fait Jaurès si le bras de l’assassin n’avait mis fin à ses jours ? Léon Blum écrira, bien plus tard il est vrai, en 1948, dans un autre contexte : " Il n’aurait pu empêcher la guerre de 1914 : le fléau de la balance avait déjà fatalement penché et rien, même l’achèvement héroïque de son effort, ne pouvait plus arrêter le choc des armées mobilisées. Mais, dès les premiers échecs, c’est lui serait devenu le Danton, le Carnot, le Gambetta de la France en guerre ; c’est lui qui se serait imposé comme chef effectif à la coalition des peuples libres, c’est lui qui aurait conseillé ou dicté la paix… suggérant même qu’il aurait eu l’autorité pour maintenir l’unité de l’organisation internationale du socialisme et que la seule alternative de sa vie et de sa mort a transformé, bouleversé jusqu’à nous le cours des choses. " Nous ne le suivrons pas dans cette rêverie.

Mais il reste que l’ombre de Jaurès, celui qui aurait pu éviter la guerre, revient au fil des années de guerre comme un reproche, qui s’enfle jusqu’à l’indignation, lorsque le procès de son assassin Raoul Villain, différé jusqu’à la fin du conflit de 1919, conduit un jury " bleu horizon " à l’acquitter, condamnant la veuve de Jaurès aux dépens, au scandale des socialistes et des républicains comme Anatole France, qui écrit : " Travailleurs, Jaurès a vécu pour vous, il est mort pour vous. Un verdict monstrueux proclame que son assassinat n’est pas un crime. Ce verdict vous met hors la loi, vous et tous ceux qui défendent votre cause. Travailleurs, veillez ! "

Une importante manifestation populaire le 6 avril 1919 fit écho à cet appel. Il restait pour le moins ce que l’on peut qualifier d’un fond de mauvaise conscience, dans une gauche républicaine qui peinait à se reconstituer : en 1924, à l’initiative d’Édouard Herriot, et malgré les réticences d’une partie de ses collègues au gouvernement, fut décidé le transfert des cendres du tribun au Panthéon. Au Palais-Bourbon, où ses cendres furent accueillies, un cortège se déploya où les mineurs de Carmaux, en tenue de travail, portaient le catafalque. Et c’est cela qu’on vit sur les images, mais ce que des témoins comme Paul Nizan nous retracent, c’est le malaise à l’égard de ces fastes officiels : " Personne ne pleurait ; dix ans de mort tarissent toutes les larmes, mais les hommes se fabriquaient des masques (…). ".

La discussion s’affiche entre communistes et socialistes qui se réclament de l’héritage : Paul Vaillant-Couturier écrit dans l’Humanité (23 novembre 1924) : " (…) Nous donnerons à la mort de Jaurès la seule commémoration qui ne soit pas une insulte pour lui tant que la Révolution n’est pas faite chez nous. Nous lui porterons, dans la rue, l’hommage d’une Internationale qui prépare ses troupes à l’assaut, l’hommage d’une classe en bataille à une victime de classe, l’hommage des rescapés de la guerre à l’homme qui tomba pour la paix. "

Et c’est un second cortège, " révolutionnaire ", qui se forme à la suite du cortège officiel.

Peut-on penser qu’avec le recul du temps (comme on dit) un consensus qui ne soit point de pure forme se soit établi autour de cette grande figure de notre imaginaire national, les haines apaisées, qui ont perduré bien après sa mort ? On cite les paroles de respect louangeur que le général De Gaulle, que ses origines ne rattachaient pas à la famille jauressienne, a adressées à sa mémoire. Et l’on a pu en 1959 célébrer le centenaire de la naissance du grand homme. L’hommage posthume le plus signalé fut rendu le 21 mai 1981, lorsqu’au lendemain de sa victoire électorale François Mitterrand, au Panthéon, a " pénétré dans le temple laïque de la liberté pour aller … fleurir de roses les tombes de Jean Jaurès, de Victor Schoelcher et de Jean Moulin, hommage aux valeurs du socialisme, de l’anti-escalavagisme et de la Résistance " (Maurice Agulhon). Hommage réitéré en 1984, lorsque, pour le soixante-dixième anniversaire de l’assassinat, le président de la République s’est rendu au Café du Croissant.

Tous jauressiens ? Partisans ou complices du geste de Raoul Villain se sont fondus dans la nature. Mais à chacun son Jaurès : en mars 1991, lorsque le Café du Croissant fut le cadre d’une manifestation d’inspiration communiste contre la guerre du Golfe, Jean-Noël Jeanneney dénonça dans le Monde une " captation d’héritage ". Il est vrai qu’il illustrait sa référence au philo-américanisme de Jaurès d’une citation évoquant " l’âme de ces puritains qui s’étaient épris de l’enthousiasme des prophètes bibliques et qui avaient rêvé à leur façon d’une société de liberté et de justice ". Ce n’est point peut-être le passage que l’on choisirait aujourd’hui…

Ne rallumons pas la guerre. Défendons la paix avec les armes de la raison et du courage. La dernière leçon de Jaurès est toujours vivante.

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