'est curieux, un fait divers. C'est un fait qu'on ne parvient pas à qualifier et qu'on range dans une catégorie vague, imprécise. Le fait divers est la version noble de ce qu'on appelait autrefois avec mépris les "chiens écrasés". C'est dire... Et pourtant, les faits divers captent notre attention. Une image aperçue au journal télévisé, un entrefilet parcouru dans le journal : nous voilà intrigué, bouleversé, terrifié. Et mordu.
Un fait divers opère à l'insu de votre plein gré. Il vous prend et vous enveloppe comme une saga, un feuilleton. Généralement, un assassinat résonne en ouverture comme un coup de cymbales, et tout le reste suit inexorablement selon une partition inconnue. On attend la suite. Pour comprendre. Pour se rassurer. Pour vérifier son intuition. Pour réorienter son scénario. Car le fait divers nous transforme en romanciers : nous n'arrêtons plus de réécrire les chapitres d'une histoire stupéfiante qui nous échappe et dont on se voudrait le maître.
Le fait divers nous intronise aussi sociologues. Il nous permet de découvrir ce que nous ignorions, ce que nous aurions peut-être toujours ignoré sur les moeurs et les usages de cette société dans laquelle nous évoluons et que nous croyons si bien connaître. Il nous propulse dans les palais, dans les bouges, dans les cours de ferme, dans les coulisses. Il nous fait croiser des putains, des banquiers, des chercheurs, des anonymes, des escrocs, des roués, des naïfs, des pervers. Beaucoup de pervers, soyons justes.
Nous affectons de le snober, mais le fait divers captive et séduit pour peu qu'il comprenne des ingrédients d'exception, que son ressort soit original et paradoxal. On peut aussi le dire différemment : le fait divers nous fait brusquement regarder par le trou de la serrure. Il nous transforme en voyeurs. Mais des voyeurs licites, socialement excusés.
On y pensait, ces jours-ci, en suivant les évolutions de l'enquête sur l'assassinat du banquier Edouard Stern, à Genève, le 28 février. Machinalement, notre attention était passée de la victime, désormais parée de tous les vices en vertu d'un mécanisme assez classique, à la personnalité de la jeune femme de 36 ans qui a reconnu avoir tiré, à quatre reprises, sur le financier alors qu'il se trouvait nu, volontairement prisonnier d'une combinaison en latex de couleur chair. Après un moment de sidération (on venait d'exécuter l'un des rois de la finance internationale), la justice helvétique acceptait de la désigner en la nommant simplement Cécile B.
Cette initiale fut son premier visage public. La première incarnation d'un étrange ballet de poupées russes, ces poupées gigognes qui se déboîtent les unes des autres à volonté. Une initiale en guise de patronyme, une discrétion imposée alors que nous voulions précisément tout savoir de cette Cécile nimbée d'un passé professionnel glamour : ex-mannequin partageant son temps entre Genève et Sydney, entre son ami, acupuncteur physiothérapeute, et son amant, banquier impétueux et de haut vol.
Ce "B." ne tint pas longtemps. Cette lettre fut cassée comme on casse un code. "B." servait de paravent au nom de Brossard. Ce fut son deuxième visage. Celui d'une jeune femme libre de toutes obligations scolaires dès l'âge de 16 ans, aimant les voyages et la vie facile, travaillant d'abord comme serveuse en France puis s'éloignant selon la rumeur dans l'univers de ce qu'on appelle, d'une expression surannée, la galanterie de luxe.
Un troisième visage apparut alors, celui qui devait à tout prix rester privé. Celui d'Alice, son pseudo. Une Alice de l'autre côté du miroir : maîtresse raffinée en plaisirs sadomasochistes. Amoureuse et endettée. Amoureuse et obligée. En litige avec son amant afin qu'il consente à libérer le don de 1 million de dollars qu'il lui avait octroyé.
Un quatrième visage patientait encore pour notre curiosité : celui de Cescils. Un nom de plume pour désigner l'artiste qui se retirait régulièrement dans sa résidence secondaire, en France, afin de sculpter des corps enlacés et d'écrire des poèmes érotiques comme celui-ci, lu dans L'Express : "Tu as trop rempli mon âme de toi/Pour qu'elle puisse vivre sans toi/Et mes cellules qui reconnaissent les tiennes/Comme les chiens leurs chiennes/Et moi tes chaînes."
Un cinquième visage se dessine à présent. Celui dépeint par l'avocat de Cécile Brossard, qui évoque, après une rencontre au parloir de la prison, "une femme désespérée, qui pleure beaucoup, et qui a tué l'homme qu'elle aimait". Une passionnée, une humiliée, contrainte par son amant à manipuler des armes et qui a fini par craquer.
Parmi tous ces visages, on ne sait plus lequel privilégier. On sait en revanche que ces fragments de réalité ont leurs failles. On sait que la justice a provisoirement interdit l'accès du dossier aux avocats pour éviter les fuites. On sait que le juge d'instruction considère qu'"il reste une zone d'ombre autour du mobile".
C'est aussi cela un "grand" fait divers : un puzzle dont on ne voit jamais tout à fait la fin. Une enquête journalistique qui concurrence l'enquête policière. L'impossibilité de s'adresser à la victime dans la plupart des cas, l'impossibilité d'obtenir confirmation ou démenti auprès de l'accusé(e). Le poids d'une énigme, et la quête d'une vérité qui se dérobe.