Natalie Nougayrède : Le rôle du Kremlin est central, même si dans la dernière phase de la crise, il est resté plutôt silencieux. Vladimir Poutine a dit dès son arrivée au pouvoir qu'il avait l'intention d' "éliminer les oligarques en tant que classe". Par ailleurs, il mène une politique qui vise à rétablir le contrôle de l'Etat sur une partie du secteur pétrolier. Le Kremlin agit à travers les services du procureur général, qui obéissent selon toute vraisemblance à ses ordres.

Vincent : Pourquoi entend on dire de Gazprom qu'il est un bras armé au service de l'Etat russe ?

Natalie Nougayrède : Gazprom est la grande compagnie gazière qui est contrôlée à 38 % de son capital par l'Etat et c'est le premier producteur de gaz au monde. C'est une entreprise à la tête de laquelle Vladimir Poutine a placé un de ses hommes de confiance, Alexeï Miller. C'est une entreprise qui joue un rôle important dans les recettes budgétaires de l'Etat et dans la politique étrangère de la Russie vis-à-vis des anciennes républiques soviétiques. Gazprom est une énorme structure héritière de l'ancien ministère du gaz soviétique et elle n'a pas été démantelée à la fin de l'Union soviétique mais préservée, contrairement au secteur pétrolier qui, lui, a été privatisé.

REDUIRE L'INFLUENCE DU CLAN DE BORIS ELTSINE

Benoit : Comment Mikhaïl Khodorkovski est devenu propriétaire à 40% d'un tel conglomérat ?

Natalie Nougayrède : On ne sait pas très exactement quelles sont les parts de Ioukos qu'il contrôle aujourd'hui. Mais il est clair qu'il est le principal actionnaire de la société et ses actions sont coiffées par une holding qui s'appelle Menatep, enregistrée à Gibraltar. Il a 41 ans et sa fortune remonte à 1995, essentiellement lorsqu'il a remporté une vente aux enchères de la société Ioukos par l'Etat. Cette vente a été très controversée. Elle a eu lieu au moment des privatisations qu'on appelle "prêt contre actions" menées par l'équipe Eltsine. Il a été un des grands bénéficiaires de ces privatisations comme une dizaine d'autres oligarques grâce à ses relations privilégiées avec le pouvoir. En 1998, pendant la grande crise financière en Russie, il a essentiellement escroqué ses créditeurs à hauteur de 250 millions de dollars en transférant à l'étranger des actions du groupe Ioukos pour éviter de payer ses dettes. Il n'est en ce sens ni plus honnête ni plus malhonnête que les autres oligarques qui ont émergé dans les années 1990 en Russie, mais il a essayé ces quatre dernières années de moderniser la société et de s'adapter à des normes occidentales, notamment pour augmenter la capitalisation de Ioukos et, de la même façon, sa fortune personnelle.

Martin : Khodorkovski n'est-il pas un bouc-émissaire qui paye pour d'autres ?

Natalie_Nougayrède : C'est une des questions centrales. Je pense que le Kremlin cherche à convaincre les observateurs que l'affaire Ioukos restera une exception. Mais en Russie, les grands patrons d'entreprises sont aujourd'hui inquiets et craignent que ce qui se déroule avec Ioukos puisse se répéter avec d'autres. Les déboires de Khodorkovski sont certainement brandis comme une menace par le Kremlin à l'intention des autres oligarques.
Les accusations formulées contre Khodorkovski et Ioukos portent sur les choix faits par la compagnie et ses actionnaires afin de minimiser leurs impôts, notamment au moyen de sociétés off-shore. Et certainement, Khodorkovski a utilisé ces schémas de la même façon que d'autres magnats de l'économie russe.

Dree : Vladimir Poutine se "venge-t-il" ainsi de l'influence encore importante des amis d'Éltsine ?

Natalie Nougayrède : Il cherche à réduire depuis quatre ans l'influence de l'ancien clan d'Eltsine et il a éliminé du gouvernement et de l'administration présidentielle un certain nombre de personnalités issues de l'entourage de Boris Eltsine. Mais Khodorkovski n'était pas la figure la plus évidente à cet égard. Quand on parle encore aujourd'hui de la "Famille Eltsine", on fait allusion avant tout à d'autres oligarques : Roman Abramovitch, qui est le propriétaire du club de football de Chelsea et l'une des premières fortunes de Russie, et Oleg Derispaka qui contrôle le deuxième producteur d'aluminium, Roussal. Ces deux personnalités-là, jusqu'à présent, n'ont eu aucun ennui sérieux avec le Kremlin ou la justice russe. On peut donc considérer que Vladimir Poutine avance ses pions, mais procède avec une certaine prudence. Le premier oukaze signé par Vladimir Poutine en l'an 2000 après son arrivée au pouvoir a été d'accorder l'immunité à Boris Eltsine et aux membres de sa famille, immunité qu'il a totalement respectée.

Kalou : Mr Abramovitch, le président du club de football de Chelsea est-il sur la "liste" de Vladimir Poutine ou, au contraire, dans ses petits papiers ?