a France apparaît, parmi les vingt-cinq nations de l'Union, comme la principale opposante au projet de libéralisation des services élaboré par l'ancien commissaire Frits Bolkestein. Elle est aussi l'une des plus critiques à l'égard du président de la Commission européenne, José Manuel Barroso, auquel elle reproche de jeter de l'huile sur le feu.
Ce qui a profondément irrité le gouvernement français, c'est une petite phrase prononcée par M. Barroso, le 14 mars, devant un cercle de réflexion libéral, le Lisbon Council.
"Certains pensent, a-t-il dit,
que la Commission est là pour protéger les quinze membres anciens contre les dix nouveaux membres. Ce n'est pas le cas. Elle est là pour protéger l'intérêt général de l'Europe."La France s'est sentie visée par cette attaque. Le président de la Commission européenne avait touché juste. C'est bien le dernier élargissement qui est au centre du débat. Un élargissement vécu, il y a deux ans, comme un événement historique et perçu aujourd'hui comme une source de difficultés.
Quand ils ont décidé d'accueillir huit anciens pays communistes, en même temps que les deux îles méditerranéennes de Chypre et de Malte, les Quinze n'ont pas compris, ou pas voulu comprendre, que l'Union, devenue plus disparate, allait changer de nature. Expérience faite, ils s'en sont assez vite rendu compte. C'est d'abord une affaire de nombre. L'Europe à vingt-cinq est, à l'évidence, beaucoup plus difficile à gérer que l'Europe à quinze sans parler de l'Europe d'autrefois à six, neuf ou douze.
Ceux qui feignent de croire que la Constitution européenne va"graver dans le marbre"les politiques libérales savent bien que la future révision du traité sera problématique, non parce qu'il aura valeur constitutionnelle, mais parce que, l'unanimité étant requise, il y faudra l'accord des vingt-cinq Etats.
Au-delà de cette difficulté arithmétique, ce qui inquiète surtout les Quinze, à commencer par la France, c'est la façon dont les Dix continuent d'afficher leurs différences. On se souvient de la crise irakienne et de la distinction établie par le secrétaire d'Etat américain à la défense, Donald Rumsfeld, entre la vieille et la nouvelle Europe. Certes, le clivage passait aussi entre les Quinze, mais le poids des Etats d'Europe centrale et orientale a contribué à durcir l'affrontement. Même si la division s'est atténuée, elle n'a pas disparu.
Quand George Bush, de passage à Bruxelles le 22 février, a dénoncé les violations des droits de l'homme en Russie, il a été chaleureusement applaudi par les anciens pays communistes, qui l'ont chargé de transmettre leurs doléances à Vladimir Poutine. La vieille Europe franco-allemande n'a pas vraiment apprécié.
Mais il y a plus préoccupant pour les Quinze, comme le proclament à l'envi en France les champions du non à la Constitution. L'écart entre le niveau de vie des dix nouveaux membres et celui du reste de l'Europe crée, soulignent-ils, une menace de"dumping social", synonyme de concurrence déloyale.
A partir du moment où l'Union, dans plusieurs domaines, renonce à harmoniser les législations des différents Etats et se dit prête à les accepter telles quelles, ou presque, au nom du principe de la reconnaissance mutuelle, le risque d'inégalités est inévitable. Dès lors, la méfiance s'installe et le système s'enraye.
Les controverses autour des délocalisations participent de ce climat de suspicion. La commissaire polonaise Danuta Hübner l'a nourri maladroitement en déclarant qu'il fallait "faciliter" les délocalisations au sein de l'Europe pour ne pas encourager le départ des entreprises vers l'Inde ou la Chine.
Certains ont vu dans cette déclaration l'aveu que la Pologne, le plus grand des nouveaux Etats membres, ne jouait pas le jeu de l'Union. La discussion sur la directive Bolkestein repose sur les mêmes arguments. L'application de la législation du pays d'origine à un prestataire de services venu d'un pays à faible niveau de protection et de salaire aura pour effet, prédit-on, de perturber gravement le marché de l'emploi.
Il n'a pas manqué d'analystes pour mettre en garde les Quinze contre les conséquences d'un élargissement mal engagé, faute d'un effort financier suffisant. En septembre 2003, l'association Notre Europe, que préside Jacques Delors, publiait sous la signature de Daniel Vaughan-Whitehead une étude intitulée significativement : "L'élargissement de l'Union européenne : une fuite en avant ?"
L'auteur s'interrogeait sur le possible effet "boomerang" de ce processus et donnait pour titre à l'un de ses chapitres : "Dumping social : des risques volontairement ignorés ?" Il concluait : "Si l'Union européenne n'a pas laissé passer l'opportunité historique que représentait la réunification de l'Europe, elle a négligé la préparation stratégique de l'élargissement."
Il reste donc à faire ce qui n'a pas été fait en temps utile : aider résolument les Dix à combler leur retard, comme naguère l'Espagne et le Portugal, qui ont bénéficié d'une assistance beaucoup plus généreuse, et les convaincre des bienfaits d'un "modèle social européen" dont ils ne voient pas encore clairement les avantages.