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Le théâtre grec : fêtes civiques, chefs d'œuvre éternels
Françoise Frazier
Professeur de langue et littérature grecques à l’université de Montpellier

Lire quelques pages de Sophocle et d'Aristophane sur les gradins du théâtre de Dionysos – au seul risque de malmener un peu la chronologie – quelle meilleure façon d'évoquer ces représentations théâtrales où, après avoir frémi devant le sort d'Antigone ou le destin d'Oreste, le peuple athénien s'esclaffait des bons mots de Lysistrata ? Françoise Frazier nous rappelle ici le rôle civique et religieux du théâtre grec et revient sur les conditions matérielles qui permettaient de mettre en scène les pièces des auteurs tragiques et comiques.

Chefs-d'œuvre littéraires et vestiges archéologiques

Institution civique autant que genre littéraire, le théâtre grec peut s'entendre de deux manières : pour les littéraires, il se confond avec les chefs-d'œuvre de l'Athènes classique, tandis que pour les historiens, c'est un élément constant de la civilisation grecque, attesté depuis le VIe siècle, bien documenté par des inscriptions, des œuvres d'art qui en dérivent – peintures de vase, sculptures, mosaïques –, et surtout des vestiges archéologiques. Près de soixante-dix théâtres ont été fouillés en Grèce continentale et dans les Cyclades ; les deux tiers datent de l'époque hellénistique – parmi les plus célèbres, Épidaure, Délos et le théâtre de Lycurgue à Athènes –, où l'on sait que les auteurs se multiplièrent, si bien qu'on ne peut parler sans précaution de « déclin du théâtre » après l'époque classique, comme le fait souvent l'histoire littéraire. Mais que le théâtre reste vivace n'est pas synonyme de qualité littéraire. Les Grecs eux-mêmes n'ont jamais modifié le canon établi par les Alexandrins, qui comportait trois Tragiques du Ve siècle athénien, suivant en cela les Athéniens eux-mêmes, qui, au IVe siècle, déposèrent une copie officielle de leurs pièces dans les archives de la cité. C'est ainsi que sept pièces d'Eschyle nous sont parvenues, sept aussi de Sophocle, dix-neuf d'Euripide ; des trois Comiques, onze pièces d'Aristophane, mais aucune œuvre de Cratinos ni d'Eupolis ; on a retrouvé au siècle dernier en Égypte sur des papyrus une pièce complète de Ménandre, Athénien aussi, mais qui débuta en -321, et de larges extraits d'autres. Si infimes que soient ces restes, eux seuls, resitués dans l'Athènes du Ve siècle, nous permettent de saisir le théâtre grec dans sa double dimension institutionnelle et littéraire.

Un théâtre civique

Les origines de la tragédie étaient déjà obscures pour Aristote : peut-être serait-elle née du chant choral dédié à Dionysos, le dithyrambe, où se serait établi un dialogue entre chœur et auteur. Les représentations se déroulent lors des fêtes de Dionysos : le nom de « comédie », chant du kômos, le joyeux cortège de Dionysos, garde la trace de ce lien, tandis qu'on se perd en conjectures sur le sens de « tragédie », chant du bouc ; elles ont lieu dans le cadre d'un concours, selon la tradition grecque d'offrir aux dieux des compétitions athlétiques ou musicales. À Athènes, ces fêtes étaient les Dionysies rurales en décembre, les Lénéennes ou « fêtes du pressoir » fin janvier, et surtout les Grandes Dionysies, où furent créés les concours, de tragédie en -534, de comédie en -486, fêtes printanières, données à une saison où la navigation permettait aux étrangers de venir et à la cité, à son apogée, d'étaler à leurs yeux le tribut apporté par les membres de la Ligue de Délos ou encore de proclamer avant le concours de tragédie les honneurs accordés à ses bienfaiteurs.

Émanation de la cité, cette fête l'était dans tous les détails de son organisation : il revenait à l'archonte éponyme de choisir les concurrents, trois tragiques et cinq comiques, et d'attribuer à chacun un chorège, qui payait les frais du chœur et offrait un banquet en cas de victoire – Thémistocle, Périclès, Nicias ou Platon remplirent cette charge onéreuse ; quant aux citoyens, si des acteurs professionnels apparurent après -450, ils formèrent les chœurs jusqu'au IVe siècle ; au théâtre, le premier rang était réservé aux prêtres – celui de Dionysos d'abord – et aux magistrats de la cité, ainsi qu'aux ambassadeurs et à ceux qu'on désirait honorer. Pour que tous les citoyens pussent venir, on créa au Ve siècle une indemnité spéciale.

Le concours durait cinq jours : le premier était consacré au dithyrambe, avec dix chœurs de garçons et dix d'hommes – un par tribu –, les trois suivants à la tragédie, un auteur donnant chaque jour quatre pièces, trois tragédies et un drame satyrique, genre mal connu qui permettait peut-être une relâche de la tension tragique ; le cinquième jour venaient les comédies. L'archonte tirait au sort, d'abord dix jurés – un par tribu – parmi ceux qu'avaient « présélectionnés » le Conseil et les chorèges, puis, après chaque épreuve, cinq de leurs dix suffrages. Le vainqueur du dithyrambe recevait une couronne, un bœuf et un trépied de bronze qu'il consacrait à Dionysos, tandis que le héraut proclamait le nom des poètes que l'on couronnait de lierre dans le théâtre. « Civiques », les comédies le sont à l'évidence, avec leur verve satirique qui fait s'affronter Philocléon et Bdélycléon – « Chéricléon » et « Vomicléon », du nom d'un des successeurs de Périclès –, ou crée une Lysistrata – « Démobilisette » – combattante de la paix. Dans cet allègre jeu de massacre, où se mêlent défoulement carnavalesque et rêve de bonheur utopique rudimentaire, fait de bombance et de plaisirs amoureux, le poète propose une image déformée et hilarante de la cité. La tragédie traite par contre avec prédilection des grandes familles maudites.

Aristote explique que les déchirements entre proches sont les plus aptes à susciter les émotions tragiques de terreur et pitié. Les modernes, remarquant que la période de domination de telles familles correspondait à un stade antérieur à la cité démocratique, ont suggéré que seraient ainsi mises au jour toutes les tensions inhérentes à l'établissement d'un ordre civique, les angoisses sur les limites de l'humain, du divin et du sauvage, les rapports entre masculin et féminin, entre tradition et raison. Le théâtre serait ainsi une des formes de la parole publique, complémentaire de la parole politique, dont la fonction serait de rappeler aux hommes les limites de leur liberté.

Les conditions matérielles de la création littéraire

Comment dans ce cadre s'élaboraient les œuvres ? Les contraintes étaient grandes : le tragique devait présenter quatre pièces, qui ne seraient jouées qu'une fois ; un peu comme l'aède homérique, avec ses formules et ses scènes typiques, il devait réagencer matière mythique et situations tragiques. Le comique, lui, inventait des êtres de fantaisie ; néanmoins, les cinq premières pièces conservées d'Aristophane, qui se trouvent être consécutives, montrent que, d'un an sur l'autre, l'auteur reprenait les mêmes railleries et bons mots qui créaient une complicité avec le public. Les notions « modernes » d'attente et d'horizon de la réception jouaient déjà.

Les moyens étaient limités : le nombre des acteurs, porté à deux par Eschyle, ne dépassa jamais trois – innovation de Sophocle – tous masculins, ce qui ne favorisait pas le réalisme, non plus que les masques ou les cothurnes ; s'y ajoutait le chœur, de douze puis quinze choreutes pour la tragédie, de vingt-quatre pour la comédie, mais seul le chef, le coryphée, pouvait parler ; le chœur chantait, d'abord la parodos, ou chant d'entrée, écrite dans un mètre récitatif de marche, puis les stasima, qui séparaient chaque épisode, amples strophes lyriques dans le style de Pindare, parfois remplacées par une forme astrophique plus passionnée dans les moments d'émotion. Comme en outre on ne pouvait montrer ni morts ni combats, pour des raisons tant religieuses que techniques, l'essentiel passait par le texte, soutenu par la musique et par quelques tableaux, saisissants ou hilarants, selon le genre : ainsi la comédie joue sur et avec les mots et aime rematérialiser les métaphores, tandis que la tragédie use de tous les prestiges de la poésie pour créer l'émotion – le lyrisme des acteurs, seuls ou en dialogue avec le chœur, ira se développant –, ou élargir l'espace scénique.

Celui-ci consiste en une esplanade en terre battue, l'orchestra, où fut aménagée une estrade qui surélevait les acteurs par rapport aux choreutes, et aboutit à la scène surélevée de la fin du IVe siècle. Le mur d'un bâtiment, la scènè, qui servait d'abord à remiser les accessoires, figurait la façade, d'un palais dans la tragédie, d'une maison dans la comédie, permettant un jeu entre l'extérieur et l'intérieur ; un plateau mobile, l'eccyclème, pouvait produire aux yeux des spectateurs ce qui était à l'intérieur. En outre, le toit plat, qui était praticable, distinguait deux plans en hauteur, et l'on pouvait y accéder soit banalement par une échelle soit de façon plus spectaculaire par une grue, la méchanè – d'où vient l'expression deus ex machina.

Ces moyens posés, voyons ce qu'en fait le génie d'Eschyle dans l'Agamemnon (-458). Première pièce de l'Orestie, elle commence au matin, comme la représentation : le vieux veilleur, posté sur le toit, aperçoit le signal lumineux qui annonce la victoire à Troie, et se transmet de proche en proche, traînée de feu, dite et non vue, qui va venir embraser la maison des Atrides. La parodos rappelle en un style imagé le départ de l'armée et le sacrifice d'Iphigénie, le filet de mort qui a tué la fille et va enserrer le père. Agamemnon arrive en triomphateur, et, malgré un premier moment d'humilité, cède à l'ivresse de la victoire et à son épouse, qui le presse de laisser dérouler devant ses pieds une étoffe de pourpre, chemin de démesure, car la pourpre est réservée aux dieux, chemin sanglant aussi qu'il foule pour entrer dans le palais où la mort l'attend. Sur le char se tient sa captive, Cassandre, muette, qui refuse de suivre Clytemnestre. La reine entrée au palais, la prophétesse inspirée se met à chanter un effroi qu'elle communique au chœur en des strophes obscures, elle rappelle les crimes qui pèsent sur le palais et en annonce d'imminents, qu'elle précise ensuite dans un dialogue parlé, annonçant la vengeance d'Oreste – et la seconde pièce. Puis elle entre et le chœur, resté seul, ne peut qu'entendre les hurlements du roi dans le palais, avant que l'eccyclème fasse apparaître le cadavre étendu et une Clytemnestre droite et exultante : la malédiction est en marche.


Françoise Frazier
Septembre 2002
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Bibliographie
 

Carnaval et politique Carnaval et politique
Jean-Claude Carrière
Belles Lettres, Paris, 1989

 

Introduction au théâtre grec antique Introduction au théâtre grec antique
Paul Demont et Anne Lebeau
LGF, Paris, 1996

 

Le Rire des grecs. Anthropologie du rire en Grèce ancienne Le Rire des grecs. Anthropologie du rire en Grèce ancienne
Marie-Laurence Desclos et Françoise Frazier
Jérôme Million,, Grenoble, 2000

 

De la tragédie grecque comme art politique De la tragédie grecque comme art politique
Christian Meier
Belles Lettres, Paris, 1991

 

Théâtre et société dans la Grèce antique Théâtre et société dans la Grèce antique
Jean-Charles Moretti
Livre de Poche, Paris, 2001

 

Mythe et tragédie en Grèce ancienne : coffret Mythe et tragédie en Grèce ancienne : coffret
Jean-Pierre Vernand et Pierre Vidal-Naquet
La Découverte, 2001

 

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