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« Crimes impunis ou Néonta: histoire d'un amour manipulé »
du Dr Pagnard, Prime Fluo Editions

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Violences conjugales: Les chiffres | Violences conjugales: Interview

Violences conjugales



Interview du Pr Gene Feder, chercheur en violence conjugale, Queen Mary University, Londres

Les groupes de pères, mais aussi les médias, tendent à invoquer l’existence d’une violence symétrique entre conjoints ; autrement dit, il y aurait autant d’hommes maltraités par leur conjointe ou compagne que de femmes violentées par leur mari ou compagnon. Qu’en est-il ?

Le Professeur Gene Feder, auteur du rapport 2001 sur la violence en Grande Bretagne, coordonne les recherches concernant la violence conjugale à l’Université de Londres. Il assure également la formation des personnels soignants britanniques pour assurer une meilleure détection de la violence conjugale et optimiser l’écoute et l’accueil des victimes.


Gene Feder : Si on définit la violence conjugale comme des actes occasionnels qui se limitent au fait de gifler ou de bousculer son conjoint, et si l’on mène une étude relativement exhaustive auprès d’un échantillon de population, on s’aperçoit que les auteurs de ces agressions sont, à part presque égale, de sexe masculin et de sexe féminin. Au Royaume-Uni, les statistiques pénales font état d’un ratio de 60/40 pour ces actes de violence : 60 % étant commis par des hommes envers des femmes, et 40 % par des femmes envers des hommes. Si l’on s’en tient là, le rapport homme/femme paraît plus ou moins équilibré et symétrique. Mais dès que l’on creuse un peu, dès que l’on analyse la nature et les conséquences de ces agressions, la comparaison ne tient plus la route. En fait, dès qu’il s’agit d’actes de violence entraînant une hospitalisation ou le décès de la victime, les femmes ne sont responsables que dans un cas sur 10, voire un sur 15.
La comparaison ne tient plus dès qu’on se penche sur la sévérité de la violence et le nombre de récidives ; il faut également retenir un autre aspect : la violence conjugale ne se limite pas à l’acte en soi, elle englobe aussi le contrôle coercitif, un contrôle qui est aussi de nature sexuelle et affective. Ce contrôle est plus souvent exercé par les hommes que par les femmes. En fait, on pourrait presque dire que la violence sexuelle ne touche pas les hommes, que les cas de sévices sexuels exercés par des femmes envers les hommes restent marginaux. En conséquence, si on inclut la violence sexuelle dans la définition de la violence conjugale et si on tient compte de sa gravité, la comparaison devient vraiment bancale.


Un autre argument récurrent sur les sites de défense des droits des pères, c’est de relever que les dénonciations de violence augmentent « bizarrement » après un divorce ou une séparation.

Gene Feder : Les recherches menées ces dix dernières années sont très claires sur ce point. On a étudié le niveau de violence existant dans les couples mariés ou vivant en union libre. Il est fréquent que ces relations comportent déjà un certain degré de violence ou de maltraitance. Mais immanquablement, ou presque, lorsque la femme quitte l’homme – et cela peut prendre des années avant qu’elle en soit capable – elle court un risque plus grand. C’est ce qui a été vérifié en Amérique du Nord comme en Europe. La femme risque davantage d’être battue et grièvement blessée par son partenaire ou mari quand elle le quitte que si elle reste avec lui. Et cette menace va persister, pas seulement quelques jours ou semaines, mais des mois, des années, pendant lesquelles l’homme va sans cesse chercher des occasions pour violenter son ex-épouse ou son ex-compagne.
Quand lors d’une consultation, je m’entretiens avec une femme qui subit des violences et tente de trouver une issue à cette situation, j’essaie de lui faire comprendre qu’elle court un risque réel en quittant son conjoint et qu’elle ne doit pas agir sur un coup de tête. Il faut qu’elle prépare soigneusement son départ car le risque de subir des violences, d’être blessée, augmente durant les semaines et les mois qui précèdent ou suivent son départ. Je pense que ce point n’est plus controversé sur un plan scientifique. Dans la formation sur la violence conjugale que nous dispensons aux professionnels de la santé, médecins comme personnel soignant, nous insistons toujours sur le fait que la période la plus dangereuse pour la femme est celle juste avant ou après ce départ.


Mais pourquoi les femmes attendent-elles d’être séparées pour dénoncer ces violences ? N’est-ce pas un indice justement du fait qu’il s’agit d’accusations mensongères, comme le dénoncent les associations de pères ?

Gene Feder : Je ne dis pas qu’il n’y ait jamais d’accusations mensongères, ce serait absurde d’affirmer cela, car les relations humaines sont complexes. Bien sûr, il doit certainement y avoir des accusations mensongères de temps à autre. Mais en général, je pense que l’argument avancé est faux, et ce pour deux raisons. La première est que ces recherches montrent très clairement que le risque est accru après le départ du domicile commun, et la seconde est que la femme a peut-être de bonnes raisons de ne pas chercher de l’aide parce qu’elle vit encore sous le même toit que son conjoint. Il lui sera donc très difficile de faire appel à la police car elle aura notamment peur de l’escalade de la violence, elle ne voudra pas mettre ses enfants, son foyer, ou sa sécurité en danger ; donc, ce n’est pas parce qu’une femme ne demande pas de l’aide avant de quitter le domicile conjugal qu’elle ne vit pas une situation de maltraitance extrême, et je parle non seulement de harcèlement moral, mais aussi de sévices physiques.
Nous disposons de statistiques que nous utilisons dans le cadre de cette formation qui s’adresse aux médecins. D’après ces statistiques, il apparaît que lorsqu’une femme vient consulter et que le médecin lui demande si elle est battue, il devra poser la question une dizaine de fois avant qu’elle ne révèle, même à une personne de confiance, qu’elle est en fait victime de sévices. Il est donc très difficile pour les femmes de parler des violences subies. Pour faire un parallèle, on pourrait qualifier cette situation d’état de guerre. En temps de guerre, vous perdez vos moyens, vous ne savez pas quoi faire, vous avez peur et vous ne faites pas obligatoirement ce qui est bon pour vous. Sortir de là, être capable d’en parler au médecin, à l’assistance sociale ou à la police, c’est un pas énorme pour les femmes. C’est pourquoi je pense qu’il est faux de dire que si la femme ne révèle qu’après son départ les violences subies, cela signifierait qu’elle n’a pas été battue auparavant.


Quel est l’impact de la violence conjugale sur les enfants ?

Gene Feder : Les enfants sont les victimes cachées de la violence familiale. D’abord, parce qu’ils peuvent être la cible de la violence exercée par un parent violent, par le père comme la mère. Mais aussi parce que si un enfant voit son père battre sa mère, il sera profondément choqué, voire traumatisé. C’est ce qu’attestent toutes les études réalisées sur des enfants qui ont été témoins de violence conjugale ou qui ont vécu dans un foyer où régnait la violence, même s’ils n’en ont pas été les témoins directs. Ils souffrent sur un plan psychologique, durant leur scolarité, voire plus tard dans leur vie professionnelle. Nous savons aujourd’hui que même si un enfant n’a jamais été agressé physiquement par un parent maltraitant, il est déjà une victime. Ça, c’est le premier point. Le second est qu’il existe un lien réel entre la violence conjugale que subit une femme, une mère, et la maltraitance, affective comme physique, à l’égard des enfants. Il y a donc une corrélation.


Beaucoup de militants pour le droit des pères nous ont expliqué que si encore l’été dernier en France, 20% des meurtres conjugaux s’étaient aussi soldés par l’assassinat des enfants, cela s’explique par la frustration des pères à ne pas avoir la garde des enfants.

Gene Feder : Il me semble absurde de vouloir expliquer ou justifier un tel acte par la frustration d’un père qui ne peut voir son enfant. Je ne nie absolument pas qu’il soit très difficile pour un père de ne pas avoir le contact qu’il souhaite avec son enfant, je sais que c’est pour lui une situation vraiment difficile. Mais il est absurde de justifier ainsi la violence infligée à l’enfant.


Faut-il pour autant priver les pères violents de tout droit d’accès à leur enfant ?

Gene Feder : Dans ces cas, le droit de visite comporte effectivement un risque. A mon sens, c’est une question complexe car nombre de pères ont un désir légitime de voir leurs enfants. Or, s’ils ont été injurieux ou violents envers leur épouse ou leur compagne, il peut être dangereux pour ces femmes d’être soumises à des rencontres avec le père de leurs enfants, d’être en contact avec lui. Une solution, même s’il s’agit d’une décision difficile à prendre, serait que la rencontre se fasse en présence d’un médiateur, de sorte que la femme ne prenne pas de risque. Il n’est pas juste ni éthique d’exposer une femme à un risque potentiel en vertu du droit du père à passer du temps avec les enfants. D’une certaine manière, il s’agit d’un problème social et juridique auquel il faut trouver une solution. Ce n’est pas parce qu’un homme est allé trop loin avec sa femme qu’il a n’a plus du tout le droit de voir les enfants. Mais il serait tout aussi erroné d’adopter la position inverse et de prétendre que le comportement d’un homme envers sa femme ne devrait avoir aucune incidence sur ses droits à voir les enfants.


Un site allemand de défense des droits des pères reproduisait dernièrement un article anglais dans lequel des hommes se plaignaient de la disproportion entre le nombre de centres d’hébergement pour femmes battues et ceux pour hommes battus.

Gene Feder : Il est un fait qu’il n’y a pas assez de centres d’accueil pour femmes battues. En tant que médecin, j’ai vécu souvent la situation suivante : une femme vient à mon cabinet, parle de violences conjugales et de sa peur de retourner chez elle, ce qui est plus fréquent qu'on ne le croit. J’appelle alors la permanence téléphonique de l’association d’aide aux femmes battues (accessible 24h sur 24) mais, souvent, il faut beaucoup de temps avant que la femme puisse être prise en charge. Ce que je constate, c’est qu’actuellement le système est totalement dépassé par le nombre de demandes. Quant à cette idée qu’une femme, pour conforter ses fausses accusations, quitte sa maison pour aller dans un refuge… franchement, il n’y a rien d’agréable à se retrouver dans un refuge, c’est tout sauf un environnement facile, surtout si vous avez des enfants.
Je ne prétends pas qu’il n’y ait jamais de fausses déclarations ou que ce genre de choses ne puisse pas se produire ; mais la majorité des femmes qui sont accueillies dans ces centres recherche désespérément un environnement où elles seront en sécurité. Au niveau national, comme international je suppose, il n’y a pas suffisamment de centres d’accueil pour femmes battues. De la même manière, j’ai l’impression qu’actuellement, du moins au Royaume-Uni, la prise en charge des hommes n’est pas suffisante, qu’une minorité d’entre eux craignent pour leur sécurité, voire pour celle de leurs enfants, et qu’ils n’ont pas d’endroit où se réfugier. Je ne pense pas que des centres d’accueil mixtes seraient une solution, pour des raisons évidentes ; mais je pense qu’il faudrait aussi prévoir des centres d’accueil pour les hommes victimes de violence conjugale, même si leur nombre est marginal. La société doit leur porter assistance. Cela dit, je ne peux pas laisser dire que les besoins en la matière soient à peu près équivalents ; il est faux de prétendre que l’existence de centres d’accueil pour les femmes constitue une discrimination à l’égard des hommes.


Outre l’agression physique, quelles sont les autres formes de violence conjugale ?

Gene Feder : Pour moi, la violence à l’encontre des femmes ne se limite pas à la violence physique. Celle-ci est la manifestation la plus visible de la violence mais, à mon sens, il faut aussi prendre en compte les autres types de maltraitance que les femmes subissent de la part de leur mari ou de leur compagnon. Outre la violence physique, il y a aussi la violence psychologique et morale. Par violence psychologique, je n’entends pas les scènes de ménage que nous avons tous avec notre partenaire ; les disputes, voire les insultes, sont des choses qui arrivent. Pour moi, cela fait partie intégrante des relations humaines. Par violence psychologique, j’entends les humiliations et insultes répétées d’un homme à l’égard d’une femme face à la famille et aux amis de celle-ci. Cela peut aussi consister à l’empêcher de voir sa famille et ses amis, et à la dénigrer systématiquement ; son estime de soi s’en trouve alors ébranlée. Dans certains cas, la femme arrête de voir ses amis et sa famille, de sorte qu’elle a de moins en moins de chances d’obtenir un soutien de leur part. C’est ce que j’entends par violence psychologique. Celle-ci est une forme très courante de violence conjugale, elle est parfois associée à des agressions physiques, mais pas toujours.
Une autre forme de maltraitance conjugale est la violence sexuelle, qu’une femme ne peut pas ou quasiment jamais exercer à l’égard d’un homme. Le viol en fait partie, mais pas seulement. On peut aussi contraindre une femme à avoir des rapports sexuels d’une façon qui, d’un point de vue juridique, n’est pas considérée comme un viol : à travers un chantage constant, en lui faisant sentir qu’elle est sexuellement pitoyable si elle n’accède pas à votre demande de relations sexuelles, ou encore en faisant des remarques sur sa sexualité devant des tiers. Tout cela, c’est aussi de la violence sexuelle. et, dans de nombreux cas, la violence conjugale englobe la violence physique, psychologique et sexuelle.

Certains chercheurs qui travaillent sur la violence conjugale évoquent une autre forme de maltraitance : la violence économique ; par exemple, prendre à la femme l’argent qu’elle gagne ou l’empêcher d’acquérir son indépendance économique. J’aimerais citer un exemple concret car, lorsqu’on parle de violence économique, beaucoup de gens sont très sceptiques, estimant qu’il s’agit d’une interprétation très tendancieuse de la violence conjugale. L’une de mes patientes est venue me voir il y a quelques mois parce qu’elle souffrait d’une anémie inexplicable. Son taux d’hémoglobine était bas et elle était pâle. Nous lui avons fait passer divers tests et diagnostiqué une anémie. Lors de la dernière consultation, je lui ai demandé comment ça se passait à la maison, une question que je lui avais déjà posée précédemment et elle avait répondu que « tout allait bien ». Cette fois-ci pourtant, elle a dit qu’elle avait un problème avec son mari. J’ai demandé « quel est le problème ? » et il était d’ordre financier. Dès qu’elle touchait les allocations, il lui prenait immédiatement l’argent et ne lui laissait rien pour acheter de la nourriture. Le plus tragique est qu’elle avait un enfant de trois ans et un bébé qui, eux non plus, n’avaient pas suffisamment à manger parce que le mari prenait tout l’argent et le dépensait pour autre chose. En l’occurrence, il ne criait pas après elle, ne la frappait pas, ne la violait pas, mais les maltraitait, elle et les enfants, en refusant de leur donner de l’argent pour acheter de la nourriture. C’est un exemple extrême mais, pour moi, il confirme que la violence économique dans le couple est une réalité et qu’elle peut avoir autant de retentissement sur la santé que la violence physique. A mon sens, la définition de la violence conjugale englobe ces quatre aspects.

Interview: Myriam Tonelotto
Photo: © NDR / La bascule




Mise à jour: 24/03/05 | Retour en haut de page |