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1968, la parole libérée. 2008, le pouvoir déboussolé
Jean-Pierre Le Goff et Jérôme Vidal discutent des vrais apports de Mai 68.
Recueilli par Éric Aeschimann
QUOTIDIEN : samedi 23 février 2008

Jean-Pierre Le Goff, 58 ans, est philosophe et sociologue. Il a écrit Mai 68, l’héritage impossible (La Découverte) et vient de publier La France morcelée (Folio Actuel). Jérôme Vidal, 37 ans, est le fondateur des éditions Amsterdam et de la Revue internationale des livres et des idées. Il est l’auteur de la Fabrique de l’impuissance. La gauche, les intellectuels et le libéralisme sécuritaire, à paraître en avril.

Pourquoi 68 revient-il tous les dix ans comme un leitmotiv obsédant ? Est-ce un mythe ? Un modèle ? Un repoussoir ?

Jean-Pierre Le Goff : C’est un peu tout cela à la fois. La société française oscille entre fascination et rejet, ne parvient pas à trouver la bonne distance, à insérer 68 dans l’histoire. La fascination, c’est d’abord celle d’une génération qui a vécu sa jeunesse comme un moment fort de transgression et qui, depuis, a eu du mal à vieillir. L’imaginaire bloqué sur le passé, une partie de cette génération a saturé l’espace public d’images et de discours - c’est l’effet «arrêt sur images». S’y ajoute une autre génération, celle qui suit, les «héritiers impossibles», qui n’ont pas connu directement l’événement, qui en ont une image mythifiée et se font les gardiens du temple d’un événement qu’ils n’ont pas vécu. Pour ces deux catégories, 68 est une question identitaire, difficile à aborder sans susciter immédiatement un réflexe qui empêche tout recul réflexif et critique : «Ne touchez pas à 68 !» De l’autre côté, il y a le camp des réactifs, des revanchards, qui font de 68 le bouc émissaire de toutes les difficultés d’aujourd’hui. Sarkozy en est un exemple, même si, dans son appel à liquider 68, il y avait une part de calcul politicien. Ces deux grandes tendances ont largement structuré le débat public depuis quarante ans, avec un chantage implicite : «Choisissez votre camp !»

Ainsi 68 est-il devenu au fil des ans un mythe. Les médias y ont largement contribué. La diffusion en boucle d’images de barricades et de charges de CRS donne la fausse impression d’une vraie révolution. Or, s’il y eut 5 morts et 2 000 blessés, si les affrontements furent violents, ils se sont déroulés de façon intermittente. A Paris, les affrontements ont marqué neuf journées. L’essentiel fut «la libération de la parole». On a remis en scène une révolution sur un mode imaginaire, sans faire la révolution. En outre, les médias se sont focalisés sur la réussite d’anciens leaders reconvertis dans la presse ou la politique. À cet égard, Génération , le livre d’Hervé Hamon et Patrick Rotman, est caractéristique. Or, Mai 68 a aussi laissé sur le carreau des gens qui ont vécu l’impasse jusqu’au tragique. Enfin, le discours dominant attribue à Mai 68 des courants qui ne lui appartiennent pas en propre, comme le féminisme, qui n’est venu qu’après - 68 fut assez macho - ou l’écologie. On peut donc parler d’une mise en récit médiatique qui réduit l’événement à une série de clichés.

Jérôme Vidal : Pour commencer, une remarque ironique sur les célébrations de 68 : leur calendrier reflète d’abord les intérêts d’un certain nombre de professionnels, journalistes, éditeurs - dont je suis -, acteurs de la mémoire de 68… Chacun obéit à son propre agenda. Mais ces commémorations n’en restent pas moins l’occasion d’un véritable travail de réflexion et de réappropriation. Les ouvrages publiés sont plus intéressants, la recherche acquiert subtilité et modestie. On sent davantage le souci d’éviter les énoncés définitifs, de montrer le morcellement de l’événement, d’éviter la starisation, de s’intéresser à ce qui s’est passé en province, etc. Une histoire souterraine de Mai 68 et ses vies ultérieures , pour reprendre le titre du livre de l’historienne américaine Kristin Ross, est peu à peu mise au jour. Ce travail se diffuse dans la société et, que ce soit chez les chercheurs ou chez les individus lambda, il me semble que le mythe est en train de régresser, au profit de l’événement pris dans sa complexité. Il est rare aujourd’hui de voir brandir 68 comme un fétiche sacré qu’il faudrait défendre contre l’ennemi, fût-il Sarkozy.

Justement, son appel à «liquider 68» ne prouve-t-il pas la perpétuation d’une France coupée en deux par la question ?

J.V. : Les choses sont plus compliquées. Je crois que son discours s’adressait peut-être moins aux «revanchards» de droite - ce qui, du reste, serait un comble au vu de ce que sa vie privée dévoile de son rapport à la tradition - qu’à un certain électorat de gauche qui, depuis quelques années, charge 68 de tous les maux existants, y compris le néolibéralisme. Les thèses de l’Américain Christopher Lash, pour qui 68 serait le terreau de l’individualisme narcissique et du libéralisme triomphant, ont joué un rôle important dans la montée en puissance de cette «haine de 68» version «de gauche». On en retrouve trace dans la gauche souverainiste, républicaniste ou de certains secteurs de la mouvance antilibérale, y compris dans les milieux libertaires… L’Empire du moindre mal, de Jean-Claude Michéa, paru à la rentrée, en constitue un bon exemple, qui lie critique du libéralisme et dénonciation du supposé individualisme de 68 et des luttes des minorités (ethniques, sexuelles, etc.) qui en seraient la continuation. Cela m’amène à définir à ma façon ce qui relève ou ne relève pas de 68. Jean-Pierre Le Goff a raison de dire que 68, comme événement circonscrit aux mois de mai et juin, ne saurait être qualifié de féministe ou d’écologiste. Mais il y a eu alors la remise en cause d’un certain type de domination, une libération de la parole, et c’est cette rupture qui a produit ses effets plus tard sur des questions diverses, immigrés, prisons, féminisme, comme un jeu de dominos avec des effets à retardement.

J.-P. L. G. : L’«héritage impossible» traverse la droite et la gauche, comme le montre l’exemple de Nicolas Sarkozy, dont le rapport à l’institution, et pas seulement sa vie privée, est marqué par 68. Je n’irais pas jusqu’à dire que ce qu’on appelle confusément le néolibéralisme est le fruit de la crise culturelle ouverte en 68. Néanmoins, une rencontre a bien eu lieu entre ces deux mouvements de fond, rencontre que je situerais dans les années 80, lorsque la critique soixante-huitarde du pouvoir a fait écho à un certain imaginaire libéral pour qui tout ce qui encadre l’économie est nécessairement négatif. Or, les années 80 sont précisément le moment où, en prenant le tournant de la modernisation, la gauche entreprend de récupérer l’héritage culturel de 68, se met à parler jeune et branché et substitue la question culturelle à la question sociale. Tout cela converge, et il en va de même pour le féminisme et l’écologie. Le féminisme post-soixante-huitard s’amorce quand commence la crise des groupuscules révolutionnaires. Par exemple, le MLF avance des valeurs qui remettent en cause le militantisme sacrificiel, d’abord dans les groupuscules puis dans la gauche tout entière ; mais ce faisant, il fait sauter la distinction vie publique-vie privée, émotion-raison, politique-sentiments. L’avènement de cette subjectivité débridée se comprend sur le moment mais se révélera destructeur pour l’action collective. Quant à l’écologie, le basculement date de 1974, avec la candidature de René Dumont à l’élection présidentielle, porteuse d’une vision catastrophiste à rebours de l’utopie irresponsable mais joyeuse de Mai 68. Si 68 a vu l’échec de son utopie, ses valeurs culturelles se sont progressivement répandues dans la société.

Jean-Pierre Le Goff parle d’«utopie» qui aurait échoué. Peut-on dire que 68 portait un projet politique et, si oui, qu’est-il devenu ?

J.V. : 68 est un événement et le propre d’un événement, c’est de ne pas être porteur d’un projet politique figé, mais au contraire, de venir modifier les grilles politiques préétablies, d’être imprévu et de rester, même après coup, en partie indéterminable. Au fond, de 68, nous ne connaissons que les effets. C’est pourquoi, dès le départ et pour probablement encore un bout de temps, la signification de 68 a été inséparable de ses usages et des interprétations qui en ont été proposées. Bien sûr, il faut prendre garde à la tentation d’en faire le pivot de toutes les explications, d’y fondre des transformations sociales qui, rappelons-le, ont aussi lieu dans des pays qui n’ont pas eu de 68… On peut cependant parler d’un héritage, et même, pour reprendre le titre du livre de Jean-Pierre Le Goff, d’un «héritage impossible», mais au sens où l’on dit d’un mot qu’il est «impossible» à traduire, «intraduisible». De même que «l’impossibilité» d’une traduction indique l’existence d’une difficulté persistante, intéressante à creuser, de même l’impossibilité de l’héritage ne signale pas sa péremption, mais l’effort de traduction, d’historicisation, de problématisation qu’il appelle. En 68, certains acteurs ont interprété l’événement dans les termes qu’ils avaient à leur disposition - pour dire vite : la vulgate marxiste-léniniste. Or, 68 est précisément venu ruiner ce vocabulaire et aucune langue de substitution n’est venue le remplacer. Il y a là une zone d’incertitude qui est aussi une zone d’exploration, de construction possible. C’est ainsi que s’est engagée, autour de l’altermondialisme et des travaux de Negri, Rancière, Bensaïd, Badiou et d’autres, une vaste réflexion sur ce que 68 avait échoué à penser : le rapport de la politique à l’Etat, au parlementarisme, à la démocratie représentative. Si l’on peut parler d’une actualité politique de 68, c’est dans cette discussion politique en cours, qui reprend le problème là où les années 70 l’avaient laissé : critique des idéologies, «dénaturalisation» de la domination. Au fond, 68 est un autre nom de la politique au sens plein du terme, et ceux qu’irrite 68 sont précisément ceux qui ne veulent à aucun prix d’une repolitisation de la société.

J.-P. L. G. : Non seulement 68 n’avait pas de projet politique, mais ce fut un mouvement infrapolitique. Au-delà de la «révolution des mœurs» de la jeunesse et de la grève générale ouvrière, auxquelles on réduit trop souvent l’événement, celui-ci fut marqué avant tout par le questionnement d’une société qui venait de connaître un bouleversement accéléré depuis la guerre : les gens s’arrêtent, se mettent à parler et se demandent : «Sommes-nous heureux ?» Mai 68 n’a pas été une révolution - quand l’essence est revenue, tout le monde est parti en week-end - mais une catharsis. Même certains gaullistes ont dit qu’il y avait alors dans l’air quelque chose d’indéfinissable. Si projet il y avait au sein de la «commune étudiante», c’était celui d’une société auto-organisée, horizontale, transparente à elle-même, où toute représentation et institution sont d’emblée vécues comme dépossession. Cette idée d’une démocratie directe sans Etat de droit, sans suffrage universel («élections piège à cons»), sans institution, a partie liée avec l’imaginaire totalitaire.

J.V. : Sur le problème précis de l’Etat et du rapport aux institutions, si nous héritons quelque chose de 68, c’est sous la forme d’une interrogation, d’une discussion critique qui a repris de l’intensité depuis 1995. Jean-Pierre Le Goff considère que le débat devrait être derrière nous ; pour ma part, je le trouve intéressant, y compris quand l’antiautoritarisme issu de 68 va jusqu’à «diaboliser» le pouvoir («Changer le monde sans prendre le pouvoir», pour reprendre la formule du philosophe irlandais John Holloway). Je suis assez rétif à la distinction tranchée entre révolte culturelle et révolte ouvrière, faite par ceux pour qui la première ne fut qu’une simple poussée d’urticaire générationnelle. Comme le montre un récent livre de Xavier Vigna, l’Insubordination ouvrière dans les années 68, il y a eu autant d’insubordination dans les grèves ouvrières que dans les manifestations étudiantes, et aujourd’hui, dans un contexte très différent, on sent que circule dans la société une aspiration de même nature : une insubordination qui n’a pas encore trouvé sa forme, ses relais et son langage.

Mai 68 n’a-t-il pas accouché d’une nouvelle forme de luttes «spécifiques», combats de minorités sexuelles ou ethniques, à l’anglo-saxonne ?

J.-P. L. G. : Ce n’est pas la même chose de penser un projet de société porté par un acteur historique central, en l’occurrence la classe ouvrière, et de vanter un «mouvement social» où la question des minorités, tout particulièrement dans le domaine des mœurs, viendrait s’agglutiner à la question sociale. Le discours des minorités opprimées s’est développé dans les années 70 : les femmes, les homosexuels, les travailleurs immigrés et même les enfants ont été vus à travers ce prisme. À chaque fois, on a pu dénoncer des injustices réelles, ouvrir des questions, mais sur fond d’un rousseauisme contestable : l’être humain est naturellement bon, surtout s’il entre dans la catégorie de l’opprimé ou du dominé, et le mal vient de la société et de toutes les formes de pouvoir. S’est installée l’idée que la parole de ceux d’en bas est nécessairement plus authentique et plus juste que celle des institutions. On peut même parler, autour de l’année 70, d’un moment nihiliste, heureusement assez court, de remise en cause radicale de l’héritage humaniste et républicain, de refus de l’idée de normes. Il y a alors une valorisation du marginal, du voyou, du fou, du déviant. Mais cette radicalité est très différente des revendications actuelles où prévaut le repli communautaire et la revendication de droits. Si je suis critique sur la dimension irresponsable de Mai 68, je dois dire que le gauchisme d’alors assumait sa position de transgression et que les militants étaient prêts à payer le prix de leur autonomie. Le contraste est frappant avec la société contemporaine, victimaire et communautariste.

J.V. : Pour moi, les revendications sexuelles des années 1990-2000 ne sont ni «communautaires» ni «victimaires». Et elles restent liées à 68, malgré des différences évidentes : par exemple, si à l’époque les revendications du mouvement gay insistaient sur le droit à l’expérimentation privée, les demandes actuelles - droit au mariage et à l’adoption - montrent que le travail critique engagé à l’époque s’est poursuivi et appréhende maintenant de façon bien plus complexe la question des institutions et des normes. Il y avait certes un certain rousseauisme naïf, mais il faut placer l’événement dans sa dynamique contradictoire. Foucault, Bourdieu, Lacan, tous les penseurs que Luc Ferry et Alain Renault ont réunis sous le label de «pensée 68», sont ceux-là mêmes qui justement ont très vite critiqué les naïvetés de 68. A mes yeux, 68, c’est autant la critique du pouvoir formulée au plus chaud de l’événement que la critique de cette critique telle qu’elle s’est élaborée tout de suite après.

Ces «minorités» ne se distinguent-elles pas par leur activisme médiatique, ce qui les rattacherait au «savoir-faire médiatique» des soixante-huitards ?

J.V. : Le rapprochement entre Mai 68 et un certain usage des médias est lié au parcours de leaders de groupuscules qui, confrontés à leurs propres impasses politiques, ont été conduits à investir les médias comme substitut - un phénomène dont le journal Libération est emblématique. Partant de ce constat, la gauche radicale, à laquelle j’appartiens, se contente souvent d’une dénonciation hâtive des médias. Mais les médias sont le bain où nous circulons et on voit mal comment toute action politique pourrait en faire abstraction. Une association comme Act Up-Paris s’est effectivement fait connaître du grand public par ses interventions dans les médias. Mais peut-on l’accuser de démagogie, elle qui a mené en profondeur un travail de contre-expertise, dans le sillage notamment de l’investigation sur le terrain prônée juste après 68 par Michel Foucault à propos des prisons ? Si Act Up a tiré quelque chose de 68, c’est cette capacité de prise de parole, de mise à distance sans diabolisation de la politique gouvernementale, d’attention aux savoirs produits par les intéressés, de problématisation publique et collective d’une question - et non d’on ne sait quelle posture victimaire.

J.-P. L. G. : Grâce aux radios privées - RTL, Europe 1 -, les événements de Mai 68 furent retransmis en direct et l’écoute des transistors, notamment chez les jeunes, a joué un rôle important dans la diffusion du mouvement. De façon plus générale, il y a eu une rencontre entre la valorisation et l’intensification du présent de Mai 68 et le langage médiatique. Depuis, les événements sont devenus inséparables de leur retransmission médiatique. Dans l’après-Mai, des groupes gauchistes ont développé un nouveau type d’activisme, des actions qui vont attirer l’attention des médias, tel le vol de produits alimentaires de luxe chez Fauchon pour les redistribuer aux «couches populaires». Ces modes d’action, jouant du spectaculaire et de l’émotion, se sont généralisés depuis ; et s’ils ont pu contribuer à dénoncer des injustices, ils ne vont pas dans le sens d’une citoyenneté éclairée. Du reste, Rachida Dati agit de façon semblable lorsqu’elle met en exergue des faits divers pour légitimer des lois qui vont à l’encontre de toute notre tradition juridique.

Finalement, l’héritage politique de 68, ce serait la fin de la politique au profit de la morale, des fameuses «valeurs» ?

J.-P. L. G. : La fin des années 70 a marqué l’échec de l’utopie soixante-huitarde, mais aussi celle de l’idée d’une révolte massive de la classe ouvrière, si longtemps espérée par l’extrême gauche. Si L’Imagination au pouvoir (LIP) a suscité tant d’engouement, c’est qu’elle a semblé incarner un «Mai 68 ouvrier». Mais les ouvriers de LIP appartenaient à la gauche chrétienne et ne ressemblaient pas à la «classe ouvrière» rêvée par les groupuscules révolutionnaires. Ce que j’appelle le «féminisme pacifié» et l’écologie politique ont apporté un programme de substitution au gauchisme déclinant. Au lieu de préparer le «grand soir», l’enjeu, désormais, sera de voir le «bout de ses actes», de changer les mentalités, d’éduquer les gens en fonction d’une certaine idée du Bien dont on s’estime le dépositaire. Ce qui va se traduire par la diffusion des valeurs et des comportements des nouvelles couches moyennes dans l’ensemble de la société. Une partie du mouvement post-soixante-huitard va devenir moralisatrice et développer la caricature d’un peuple de «beaufs», qui a refusé de suivre les soixante-huitards dans leur utopie. Ce moment sera particulièrement incarné par SOS Racisme, qui véhiculera l’idée que le problème central de la société française est le racisme et qui focalisera le débat politique dans l’affrontement avec Le Pen. Le résultat en est ce «moralement et politiquement correct» dont on mesure les effets aujourd’hui. La dynamique issue de Mai 68 est morte et les défis d’aujourd’hui se présentent souvent à front renversé : le problème n’est plus la libération de la parole mais sa qualité et sa cohérence, la décrédibilisation de l’État et des institutions, l’effritement du modèle républicain… Si 68 a exprimé l’aspiration à participer à la vie publique, c’est hors de l’utopie soixante-huitarde, dans le cadre d’une société démocratique moderne, qu’il faut trouver la réponse à cette aspiration.

J.V. : Il s’est effectivement développé, depuis les années 80, au PS, une représentation fantasmatique des classes populaires, identifiées comme racistes, rétives à la modernisation, etc. Peut-on pour autant rattacher SOS Racisme à 68 ? Daniel Cohn-Bendit, qui incarne cette gauche de «valeurs», ne cesse de répéter que «68, c’est fini», et situe son engagement actuel dans un horizon qui n’est pas celui de 68. Si l’on parle d’un héritage vivant, actif, ce n’est pas de ce côté qu’il faut chercher. Il faut admettre que 68 a permis de problématiser notre rapport à l’Etat et aux institutions représentatives, mais qu’il a aussi ouvert une brèche entre la question sociale et des questions dites sociétales ou minoritaires. Son héritage, pour moi, consiste justement à ne pas fuir la difficulté et à penser ensemble ces questions et à les articuler.

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