Par Julien Rousset, rédaction parisienne - j.rousset@sudouest.fr
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Le journaliste publie un livre passionnant sur l’histoire de la Russie, son empire, son messianisme religieux. Un ouvrage éclairant sur la stratégie de Vladimir Poutine, et la guerre en cours

Dans votre livre, vous identifiez plusieurs lignes de force qui structurent l’histoire de la Russie, la première d’entre elles étant sa géographie…

C’est une donnée fondamentale : la Russie est le pays le plus étendu du monde. Trente fois la France ! Nous, Français, avons souvent tendance à oublier ce paramètre quand nous parlons de la Russie. Mais les Russes, eux, grandissent dans la conscience d’habiter le plus vaste pays du monde. Enfant, ils en voient la carte tous les jours à l’école. Cette fierté est assortie d’une hantise ancrée dans les esprits depuis des siècles : que cet espace puisse être envahi ou rétréci.

Il est pourtant gigantesque…

Oui, mais il est indéfendable. C’est une grande steppe asiatique qui n’est pas protégée par des...

Dans votre livre, vous identifiez plusieurs lignes de force qui structurent l’histoire de la Russie, la première d’entre elles étant sa géographie…

C’est une donnée fondamentale : la Russie est le pays le plus étendu du monde. Trente fois la France ! Nous, Français, avons souvent tendance à oublier ce paramètre quand nous parlons de la Russie. Mais les Russes, eux, grandissent dans la conscience d’habiter le plus vaste pays du monde. Enfant, ils en voient la carte tous les jours à l’école. Cette fierté est assortie d’une hantise ancrée dans les esprits depuis des siècles : que cet espace puisse être envahi ou rétréci.

Il est pourtant gigantesque…

Oui, mais il est indéfendable. C’est une grande steppe asiatique qui n’est pas protégée par des remparts « naturels » comme des chaînes de montagnes. Cette immensité leur paraît vulnérable. Aussi s’est installée la conviction qu’il faut, pour protéger ce territoire, s’étendre sans cesse. C’est ce qu’on appelle « l’expansionnisme défensif ». Cette obsession rythme l’histoire russe depuis Ivan le Terrible (1530-1584), le premier tsar. Dans une célèbre formule, Poutine a dit en 2016 : « Les frontières de la Russie ne s’arrêtent nulle part ! » Il assurait plaisanter, mais on peut penser qu’il ne s’agissait pas d’une blague… Quand on a conscience de cette sensibilité à l’espace, on mesure les traumatismes que furent la chute du rideau de fer, donc la perte du bouclier formé par les pays d’Europe de l’Est, puis la dislocation de l’URSS, l’émancipation de l’Ukraine, de la Géorgie, de la Biélorussie…

L’autre ligne de force, c’est le messianisme…

Nombre de Russes définissent la grandeur de leur pays par son territoire, puis par son fondement religieux, l’orthodoxie. Nous sommes convaincus, nous, Européens, que le pape et le Vatican sont au centre du christianisme. L’orthodoxie serait une forme de dissidence exotique… La perspective des Russes est totalement inverse. Pour les orthodoxes, l’épicentre de la religion fut Jérusalem puis Constantinople, la seconde capitale de l’Empire romain. Quand, en 1453, la ville tombe aux mains des Turcs, Moscou devient, pour eux, la troisième capitale, la « troisième Rome », la ville qui sauvera le monde en assurant le rayonnement de l’orthodoxie, « la pensée droite ».

Le journaliste François Reynaert.
Le journaliste François Reynaert.
Céline Nieszawer/Flammarion

Quelle place occupe l’Ukraine dans l’histoire de la Russie ?

Une place primordiale : c’est le berceau de l’histoire russe, qui prend forme autour de petites principautés établies par les Varègues, des Vikings, autour de Kiev. On est entre 900 et 1000. Les Varègues jettent petit à petit les bases d’un État qu’on appelle « la Rus’ ». Mais cette entité est anéantie au XIIIe siècle quand les Mongols envahissent toute l’Asie, et jusqu’à la Hongrie en Europe. Les Mongols dominent pendant plus de deux siècles, détruisent ce monde de la Rus’, en redessinent la carte. Kiev, mise à sac, décline. À l’issue des invasions mongoles, au XVsiècle, la principauté devenue la plus influente est une petite ville baptisée Moscou.

Quel sera l’impact de la période mongole sur l’histoire russe ?

Pendant ces deux siècles, le monde russe est coupé de l’Occident, des évolutions intellectuelles du Moyen Âge et de la Renaissance, et arrimé, commercialement notamment, à l’Asie. Cette ère marque le début pour la Russie d’un tiraillement identitaire qui n’a jamais cessé : son destin est-il du côté de l’Europe ou de l’Asie ? Le tsar Pierre le Grand apporte, au XVIIIsiècle, une réponse claire. Il tourne son pays vers l’Ouest, crée Saint-Pétersbourg, dont les palais devront être aussi somptueux qu’à Venise ou Amsterdam, encourage le commerce, modernise l’administration. Il ne va pas jusqu’à importer la monarchie parlementaire à la britannique, c’est un autocrate d’une violence folle… Au XIXsiècle, de nombreux philosophes et écrivains, Tourgueniev en tête, sont, eux aussi, résolument occidentalistes. S’opposent à eux les « slavophiles » comme Dostoïevski, qui ne jurent que par l’identité religieuse orthodoxe et les racines slaves. Au cours des années 1920, dans les milieux de l’émigration antibolchévique, on voit même naître l’eurasisme, qui veut faire de la Russie un continent à part entière entre Chine et Europe.

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Comment Vladimir Poutine se situe-t-il dans ce débat ?

Sa priorité, c’est de se maintenir au pouvoir. Aussi, depuis vingt-cinq ans, il a joué successivement, selon ses intérêts, sur les deux tableaux, tour à tour proche de l’Occident, puis rempart autoproclamé à la « décadence occidentale ».

Comment analysez-vous les enjeux actuellement en Ukraine ?

Je suis plus que jamais convaincu de l’importance d’une victoire des Ukrainiens. En écrivant ce livre, j’ai mesuré combien l’expansionnisme est un moteur dans l’histoire russe. Ceux qui appellent à négocier et à céder à Poutine le tiers de l’Ukraine en présumant que ça calmera ses appétits de conquête font erreur. Il a politiquement besoin de la guerre. Il ne s’arrêtera pas. La Géorgie, en 2008, fut la première pièce d’un « jeu » qui se poursuit en Ukraine et pourrait, demain, se prolonger en Moldavie, ou dans les États baltes.

Poutine lui-même dénonce un « impérialisme » de l’Otan, et justifie son attaque de l’Ukraine par le fait que les Américains auraient provoqué la Russie en élargissant l’Otan jusqu’à ses frontières…

C’est l’éternel argument des pro-Poutine ! Je réponds toujours que tous les pays d’Europe de l’Est entrés dans l’Otan l’ont fait parce que des gouvernements élus démocratiquement l’ont souhaité, parce que les peuples l’ont voulu. Pourquoi ? Pour se protéger justement de l’expansionnisme russe, et du sinistre régime poutinien, un modèle qu’ils rejettent massivement.

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« La Grande Histoire de la Russie, de son empire, de ses ennemis », éd. Flammarion, 432 p., 23€. E-book, 15,99€.

Le livre

Journaliste au « Nouvel Obs », François Reynaert fait à nouveau la preuve, dans « La Grande Histoire de la Russie », de ses talents de pédagogue, de sa capacité à éclairer l’histoire d’une plume vive, limpide. Des commencements à Kiev jusqu’au régime actuel, il retrace mille cinq cents ans d’histoire, en décrit avec précision, loin des clichés, les acteurs majeurs : Ivan le Terrible, Pierre le Grand, Catherine II, Lénine, Staline, jusqu’à Poutine et ses oligarques.
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