Grand Angle

Disney cinévangéliste

Avec «Narnia», qui sort mercredi, le studio se place sur le créneau chrétien en vogue depuis «la Passion du Christ». Lors de sa sortie aux Etats-Unis, pasteurs et paroissiens ont joué les prosélytes de ce film pour enfants pour le moins manipulateur.

par Pascal RICHE
QUOTIDIEN : lundi 19 décembre 2005

Washington de notre correspondant

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«Participez au concours du sermon Narnia et gagnez un voyage GRATUIT à Londres, en Angleterre ­ la terre de C.S. Lewis. Imaginez le voyage d'une vie. Emmenez une personne de votre choix pour Londres et Oxford...» Alléchante, l'annonce figure sur le site religieux SermonCentral.com, spécialisé dans les services aux pasteurs. Le concours est organisé dans le cadre de la promotion, par Walt Disney, de son dernier film, le Monde de Narnia, une adaptation à 150 millions de dollars du livre pour enfants de C. S. Lewis, l'Armoire magique. Le gagnant, tiré au sort, recevra deux billets d'avion pour Londres et 1 000 dollars. Une seule condition : le sermon doit évoquer Narnia, cette série de contes fantastiques pétris de christianisme écrits dans les années 50.

A notre connaissance, cette idée de «publi-sermon» est une première dans l'histoire de la chrétienté. Elle a été mise au point par Outreach Media, agence recrutée par Walt Disney Pictures. La règle du concours n'oblige certes pas les pasteurs à prononcer ces sermons «narniaïsés» dans leur église. Mais il y a de bonnes chances qu'ils le feront, une fois qu'ils les auront fignolés avec coeur. Pour quelques milliers de dollars, des dizaines d'églises américaines sont ainsi enrôlées dans le marketing d'un produit d'Hollywood.

Le groupe n'a reculé devant rien pour lancer son film. Avec Narnia, il a l'impression de tenir un blockbuster capable de faire exploser le box-office, dans la veine de Matrix ou d'Harry Potter. Disney espère capter à la fois les enfants, les fanas d'heroic fantasy, mais aussi les chrétiens. Cumuler les millions de spectateurs de Shrek, du Seigneur des Anneaux et de la Passion du Christ. Le parfait jackpot. Le démarrage a été réussi (67 millions de dollars pour le premier week-end) et le filon ne se tarira pas de sitôt : C. S. Lewis a eu la bonne idée d'écrire sept romans dans ses «chroniques de Narnia». Pour réussir pleinement ce pari, Disney avait besoin du relais des églises. Il n'a eu aucun problème à enthousiasmer les milieux évangéliques, trop contents de trouver des outils de communication modernes pour passer leur message. Dans tous les Etats-Unis, depuis la sortie du film le 9 décembre, des églises ou des communautés religieuses affrètent des bus vers les salles de cinéma.

Plus fort que «Harry Potter»

C. S. Lewis, un Irlandais du Nord, est l'une des icônes du monde évangéliste, révéré comme un saint. Ancien soldat (volontaire), enseignant de la littérature du Moyen Age et de la Renaissance à Oxford, c'est un ancien athée qui avait retrouvé la foi chrétienne sous l'influence de son ami Tolkien, l'auteur du Seigneur des Anneaux. Un born again comme on dirait aujourd'hui : la crème de la crème du croyant, dans l'échelle de valeurs tacite des évangélistes. Généralement méprisés par les intellectuels, ils adulent Lewis, dont ils font l'un des plus grands penseurs du XXe siècle.

Son roman l'Armoire magique, le plus populaire de la série, raconte l'histoire de quatre enfants, pendant la Seconde Guerre mondiale, qui débarquent dans le monde fantastique et glacé de Narnia en passant à travers les manteaux d'une penderie. Ils y croisent une sorcière blanche (le mal), un lion magnifique (le bien). L'un des enfants, Edmund, succombe à la tentation, mais le lion Aslan, christique en diable, se sacrifie pour le délivrer du mal. Happy-end : le lion ressuscite. Tiens donc.

Avec ses livres, Lewis entendait préparer les jeunes esprits pour les rendre «plus réceptifs au christianisme lorsqu'ils le rencontreront plus tard dans leur vie». Narnia est l'un des livres les plus conseillés aux enfants dans les paroisses. Ses personnages apparaissent sur un vitrail de Saint Luke's Episcopal Church à Monrovia, en Californie. L'organisation Focus on the Family en a tiré un feuilleton radio... Mais la popularité de la saga va bien au-delà des milieux chrétiens : ces sept romans ont été vendus à 120 millions d'exemplaires dans le monde depuis un demi-siècle, battant Harry Potter.

Disney a senti le parti qu'il pouvait en tirer. Depuis les 600 millions de dollars de recettes mondiales engrangés par la Passion, dont plus de la moitié aux Etats-Unis, les grands studios d'Hollywood lorgnent avec appétit le marché des croyants. Le film de Gibson a été l'Armoire magique du «christian entertainment» : longtemps relégué dans des productions de qualité médiocre (1), vidéos ou téléfilms, ce genre s'est retrouvé brutalement dans le royaume magique du dollar. Du jamais vu depuis les Dix Commandements et Ben Hur, à la fin des années 50. «Narnia est une étape importante dans le changement d'état d'esprit à Hollywood concernant le marché des chrétiens», juge Barbara Nicolosi, une ancienne religieuse catholique qui a fondé à Los Angeles une école de formation de scénaristes chrétiens, Act One (2). Selon elle, il fallait démontrer que le succès de la Passion ne tenait pas qu'à la personnalité de son auteur, Mel Gibson. «Avec le succès de Narnia, la démonstration est faite : on peut organiser le marketing d'un film vers la communauté des chrétiens.» Barbara Nicolosi est persuadée, comme beaucoup d'autres, qu'Hollywood va s'engouffrer sur ce marché, mais elle attend avant de se réjouir. Elle craint l'afflux de films déplacés ou superficiels : «S'ils étaient malins, les gens d'Hollywood s'entoureraient de scénaristes ou de consultants chrétiens».

Dans le cas de Narnia, de nombreux chrétiens se sont penchés sur le berceau du film. Douglas Gresham, le beau-fils de Lewis, qui gère les droits de l'oeuvre de ce dernier, a joué le rôle de producteur exécutif. Agé de 60 ans, c'est un born again radical. Sa mère, Joy Gresham, était une poétesse américaine juive, athée et communiste, qui a basculé dans la religion chrétienne après avoir lu Lewis (et avant de l'épouser). Aujourd'hui, Doug Gresham est pasteur en Irlande, où il s'occupe d'un centre contre l'avortement, qu'il considère comme un «infanticide inspiré par le diable». Cela fait trente ans qu'il rêve de faire passer sur grand écran le message de son beau-père qui, considère-t-il, «savait que le christianisme n'est pas pour les poules mouillées». Dans des interviews, Gresham minimise le caractère chrétien de Narnia et attribue la volonté de le nimber de religion à une «maladie américaine». Mais il a veillé au strict respect du roman de son beau-père, et il sait bien, lui, que le message de Narnia est d'autant plus puissant qu'il se passe de sous-titres religieux.

Le film a été financé par Walden Media. C'est un des confettis de l'empire du milliardaire Philip Anschutz de Denver (pétrole, chemins de fer, télécoms, etc.). Anschutz, 66 ans, est lui aussi un born again, doublé d'un financier généreux du Parti républicain. L'an dernier, lors d'une conférence en Floride, Anschutz avait expliqué ainsi sa stratégie : faire des films «divertissants» mais qui «vantent la vie» et portent des «messages moraux». Le président de Walden, Michael Flaherty, chrétien lui aussi, a résumé ainsi la philosophie de la société : «Plutôt que de maudire l'obscurité (la production d'Hollywood, ndlr), il vaut mieux allumer quelques bougies, sortir plus de grands films.»

Le réalisateur de Narnia est le Néo-Zélandais Andrew Adamson auquel on doit aussi Shrek 1 et 2. Lui ne semble pas un excité de la religion, même s'il est né dedans : ses parents étaient des missionnaires. Comme des millions de gens, il adore le roman de Lewis, qu'il a mis en image avec talent, mais sous le contrôle de Gresham, qui s'assurait que rien n'y soit théologiquement incorrect. Adamson considère que c'est aux spectateurs d'interpréter, s'ils le souhaitent, les thèmes chrétiens du film.

Si Disney n'aime pas présenter Narnia comme un film «religieux», il n'en a pas moins invité toutes les églises et les associations chrétiennes à exploiter «ses vérités spirituelles». La société a enrôlé Motive Entertainement, une agence spécialisée dans la promotion des films «basés sur la religion et favorables à la famille». C'est elle qui avait assuré, au début de l'année dernière, la spectaculaire promotion de la Passion du Christ dans les églises américaines. Pour Narnia, environ 140 soirées ont été organisées dans des communautés chrétiennes, ce qui a permis de créer une rumeur favorable. Les responsables des églises ont été inondés de plaquettes les invitant à découvrir, à travers le film, une «extraordinaire façon de porter les vérités des Evangiles». Des semaines d'études bibliques estampillées Narnia ont été offertes par Walden. Le mois dernier, Jeb Bush, gouverneur de Floride et frère du Président, a fait lire le livre aux écoliers de son Etat ; l'Association pour la séparation de l'Eglise et de l'Etat a grincé et les méchantes langues ont dénoncé un renvoi d'ascenseur au généreux donateur Anschutz. En Grande-Bretagne, une campagne similaire a été déployée dans les milieux chrétiens.

«Pacte faustien avec la pop culture»

Cette fièvre religieuse n'a pas manqué de choquer une partie de la gauche américaine ou britannique, qui y a vu une nouvelle offensive des conservateurs dans la «guerre culturelle» à l'oeuvre depuis des années. L'écrivain anglais athée Philip Pullman, auteur de la saga fantastique pour enfants A la croisée des mondes, reproche à Disney d'avoir adapté Narnia : «Un des trucs les plus empoisonnés que j'ai jamais lus.» Polly Toynbee, chroniqueuse du Guardian, athée elle aussi, conseille d'avoir un sac en papier à portée de main pendant le film, tellement elle le trouve manipulateur. Narnia représente selon elle «le parfait christianisme républicain musclé pour l'Amérique».

La gauche s'alarme de la montée en puissance des chrétiens évangéliques à Hollywood. Mais, selon le sociologue Alan Wolfe (3), spécialiste de la religion au Boston College, cette crainte n'a pas lieu d'être. Utiliser Narnia pour faire du prosélytisme est surtout, dit-il, un «aveu de faiblesse un peu pathétique» : «Leur message religieux n'est pas séduisant, alors, pour le porter, ils ont besoin de passer un pacte faustien avec la pop culture.» Entre Hollywood et la religion, qui manipulera l'autre ? Réponse de Wolfe, sans hésiter : «Je parie tout sur Hollywood !»

(1) Quelques exceptions, comme le bon film de Robert Duval, le Prédicateur, en 1998.

(2) Et auteure de Behind the Screen : Hollywood Insiders on Faith, Film, and Culture, éd. Baker Books, nov. 2005.

(3) Alan Wolfe : The Transformation of American Religion, éd. Free Press, 2003.


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