|
Franchement, quel naze ce Asik Garip ! Alors que Deli Mahmut apporte les 20.000 piastres pour payer la dot de Shah Sinem, ce looser amoureux refuse d’accepter le crédit et préfère partir à l’étranger pendant des années pour rassembler la somme nécessaire. Accepte l’oseille et dérobe ta promise, pauvre naïf… avais-je envie de crier à la lecture de la passionnante légende traduite du karamanlica (dialecte turc) que nous offre Xavier Luffin dans la collection « La légende des mondes » publiée chez l’Harmattan. La traduction a été élaborée « à partir d’un texte en karamanlica, c’est-à-dire du turc transcrit en caractères grecs. Cette écriture était propre aux Karamanlis, des chrétiens turcophones qui vivaient autrefois en Anatolie ».
Il s’agit d’une belle histoire d’amour à l’eau de rose entre Resul, surnommé Asik Garip pour ses talents de conteur poète et musicien originaire de la ville iranienne de Tabriz, amoureux de la belle Shah Sinem, fille d’un riche notable géorgien. « Garip est trop pauvre pour réunir le montant de la dot fixé par le père de Shah Sinem. Il devra donc s’exiler pour gagner sa vie grâce à son seul atout : son talent de poète, don du mystérieux Hizir. »
Petit ouvrage d’une septantaine de pages, j’ai lu la légende d’un terminus à l’autre dans le métro bruxellois. J’avoue que l’appréciation peut dépendre de l’oreille culturelle car plus je lisais les passages, plus j’entendais chanter le fou amoureux déclarer sa flamme tantôt à sa future femme, tantôt à sa ville natale avec toujours l’obsession du rythme et de la rime.
Il ne faut surtout pas sous-estimer la force d’attraction de la prose poétique chez les jeunes issus de l’immigration turque. Cette tradition de la joute oratoire dans un combat poétique par verset interposé, typique des ashiks, nous a sans doute été transmise par les fables ottomanes de Keloglan (le garçon chauve), le plus médiatique des superhéros légendaires. Son côté espiègle, rusé et amusé nous fascinait tous à l’école primaire. Dans une classe à majorité d’enfants immigrés d’origine turque, nos pauses à la récré étaient souvent dédiées au combat poétique… qui déviait ensuite souvent vers un combat d’insultes poétiques. Même s’il faut s’insulter à bas âge, mieux vaut le faire avec le style, non ?
Tout était dans la rime, peu dans la poésie. Cependant, quand l’un d’autres nous arrivait à voler quelques larmes de joie chez les filles de sa classe à travers son alexandrin magnifique, il devenait de facto l’Ashik de la récré… jusqu’à la prochaine revanche des Ashiks du sultan.
A lire donc Le long voyage d’Ashik Garip traduit en français par Xavier Luffin. Et si vous ne possédez pas les références pour pouvoir décoder le style littéraire, il suffit de lire l’article du même auteur Sur les traces des poètes amoureux d’Anatolie dans la livraison de novembre 2005 de l’Agenda interculturel (voir www.cbai.be). Incroyable, il pense vraiment à tout cet auteur…
Mehmet Koksal
|
|
5 questions à Xavier Luffin
Comment êtes-vous tombé amoureux de la légende d'Aşık Garip ?
En fait, mon premier contact avec la littérature des âşıks fut la lecture de Köroglu Hikâyesi, une histoire fascinante qui me faisait penser à un Robin des Bois anatolien. L’universalité des thèmes qui y étaient traités – l’injustice sociale, la vengeance, l’amour… – montrait bien que finalement, tous les peuples, quelles que soient leur religion, leur culture, leur histoire, ont les mêmes préoccupations et que celles-ci s’expriment de manière très similaire dans les traditions populaires. Cette lecture m’a conduit à lire les autres hikâye turques, dont celle de Garip, qui m’a séduit surtout par le caractère de son personnage principal. En effet, contrairement à Köroglu qui, après tout, est un bandit de grands chemins, Resul alias Garip est un jeune garçon naïf, profondément gentil et honnête, qui ne peut qu’attirer la sympathie. Par ailleurs,on retrouve dans cette hikâye apparemment simple de nombreux symboles, liés notamment à l’alévisme, qui donnent à cette légende un niveau de lecture plus élaboré.
De manière plus générale, c’est aussi le jeu de mot qui fait du terme âşık à la fois un « amoureux » et un « barde » qui m’a séduit dans la littérature populaire : on ne peut être poète sans être amoureux, et inversément l’amour fait de l’homme un poète, ce qui est tout de même une vision bien agréable de la vie.
Peut-on encore assister aujourd'hui à un concours de saz entre âşık?
Il semble que la tradition orale des ashiks se soit éteinte, du moins si l’on considère la tradition orale. D’après le Professeur Ilhan Başgöz, l’un des spécialistes mondiaux de la culturel orale turque, il ne restait déjà plus que quelques âşıks dans le sud est anatolien à la fin des années cinquante. En fait, la tradition orale, en Turquie comme ailleurs, a été éliminée progressivement par divers facteurs : l’exode rural, le développement de la scolarisation et donc de la culture écrite, mais aussi bien sûr la concurrence de la radio puis de la télévision
Par contre, ces traditions ont survécu autrement : elles restent présentent dans les œuvres de grands auteurs contemporains, comme Yaşar Kemal qui s’en inspire ouvertement et qui avait d’ailleurs lui-même recueilli des textes de la bouche d’ashiks de la Cukurova. avant lui, des poètes tels que Nazim Hikmet ou Ömer Seyfettin font également référence, d’une manière ou d’une autre, à ces traditions. On retrouve aussi les thèmes de la tradition des ashiks dans d’autres domaines de la culture turque (au sens large, c’est-à-dire aussi en Azerbaïdjan par exemple), comme la musique contemporaine, mais aussi le cinéma et l’opéra.
Finalement, on retrouve le même processus que dans la littérature populaire européenne : les contes de Grimm et autres ne sont plus racontés aujourd’hui de la même manière qu’autrefois, chaque soir au coin du feu, et pourtant chacun en connaît encore l’essentiel, à travers les livres pour enfants, les chansons et les dessins animés.
Pourquoi les personnages font-ils souvent référence au rossignol ? Un message symbolique ?
Le rossignol est effectivement un motif récurrent dans cette histoire, mais aussi de manière plus générale tant dans la littérature populaire que dans la poésie turque. Cet oiseau est généralement décrit comme étant épris de la lune ou plus souvent de la rose, un thème développé d’abord dans la littérature persane, puis ottomane, et qio peut se lire de diverses manières. Tout d’abord, le rossignol est associé au poète par la beauté de son chant, ce qui semble le niveau de lecture le plus évident. Mais les poètes soufis ont développé des grilles de lecture plus complexes, voyant dans le rossignol amoureux de la rose tantôt une allégorie du cœur à la recherche de l’esprit, tantôt une allégorie de l’amour suprême : la rose représente l’amour et a d’ailleurs la couleur des flammes, elle consume donc le rossignol qui lui a la couleur des cendres. Ailleurs, le rossignol en cage représente l’âme emprisonnée dans l’enveloppe charnelle.
On retrouve encore bien d’autres symboles dans ce texte, en particulier dans les devinettes posées par Garip aux autres poètes…
Où avez-vous appris à parler le karamanlıca ?
En fait, je ne l’ai pas appris comme tel, d’abord parce qu’il n’existe pas de manuel ou de grammaire descriptive du karamanlıca, ensuite parce qu’il ne s’agit pas à proprement parler d’une langue particulière, mais plutôt d’une manière originale de transcrire le turc à l’aide des caractères grecs.
En réalité, la connaissance de l’alphabet grec suffit à toute personne connaissant le turc pour être capable de lire le karamanlıca (toutefois, la lecture de ces textes est rendue assez difficile par les différences phonologiques entre les deux langues : de nombreuses lettres grecques rendent deux voire trois sons du turc. le p et le b, le s et le ş par exemple sont rendus respectivement par le bêta et le sigma grecs). Par contre, ce qui est très intéressant sur le plan linguistique est que le karamanlıca reproduit en fait le turc tel qu’il était parlé par les gens dans la vie de tous les jours, à une époque où l’on utilisait le turc ottoman dans le domaine de l’écrit. On a donc là un témoignage intéressant pour les linguistes qui s’intéressent à la manière dont le turc était parlé en Anatolie au 19ème siècle et même avant.
Mais le karamanlıca ne s’utilise plus aujourd’hui, il a disparu en même temps que ses locuteurs lors de l’échange des populations de 1923 : les Karamanlıs, environ 50 000 personnes à l’époque, ont été expulsés vers la Grèce en même temps que la plupart des autres Grecs d’Anatolie, et ils se sont rapidement assimilés culturellement au reste de la population hellénophone – le dernier livre en karamanlıca ayant été publié à Chypre en 1935.
Quelques détails sur cette minorité ?
Les Karamanlıs tirent leur nom de la province de Karaman, en Anatolie, d’où il semblerait qu’ils soient originaires. Les sources occidentales en parlent dès le 15e siècle, mentionnant des chrétiens fidèles à l’église grecque orthodoxe mais semblables aux Turcs par la langue, l’habillement et les habitudes.
Rapidement, les Karamanlıs essaimeront dans toute l’Anatolie et constitueront même une communauté importante à Istanbul. Sur le plan de la foi, ils étaient fidèles à l’Eglise orthodoxe grecque, si ce n’est qu’ils avaient le turc pour langue liturgique. Par contre, en ce qui concerne la culture profane, ils étaient très proches de leurs voisins musulmans, à en juger notamment par leur attrait pour la littérature des Aşıks : on a des versions en karamanlıca d’Aşık Garip, mais aussi de Köroglu, d’Aslı et Kerem…
Parallèlement, on trouve à l’époque ottomane d’autres communautés rédigeant leur littérature en langue turque transcrite à l’aide de caractères atypiques : Arméniens, Géorgiens et Juifs écrivaient le turc dans les alphabets respectifs. On a même le cas d’une Bible rédigée en kurde transcrit en caractères arméniens, à l’usage des chrétiens arméniens turcophones de l’Est anatolien !
Propos recuellis par Mehmet Koksal
|